Un système politique structurellement désenchanteur. Interview de Vincent de Coorebyter

par Vincent de Coorebyter 

Le système politique belge paraît à la fois de plus en plus grippé et de plus en plus polarisé. Quelles sont les dimensions structurelles et les manifestations actuelles de cet état de fait ?

La Libre Belgique : Le centre politique semble s’affaiblir au profit d’un renforcement des opinions plus radicales à gauche ou à droite. Que pensez-vous du phénomène ?

Je ne suis pas sûr qu’on puisse opposer le centre au radicalisme. Le centre, c’est la position qui consiste à défendre le système quand il y a à droite et à gauche des forces puissantes qui le contestent. Et défendre le système, c’est une position idéologique comme les autres. Du reste, la radicalité dont vous parlez reste assez contenue, à droite, surtout du côté francophone, mais en Flandre aussi depuis que la N-VA occupe un créneau privilégié.

Et à gauche, avec le PTB ?

Il est vrai que le PTB monte dans les sondages. Mais il bénéficie d’un jeu de vases communicants à gauche, essentiellement au détriment du PS. Pour ses électeurs, les radicaux, ce n’est pas eux. Ce sont les tenants de l’ordre établi, l’Union européenne qui campe sur sa politique de rigueur budgétaire, le gouvernement fédéral qui est le plus à droite depuis la Seconde Guerre mondiale.

Mais où est le centre alors ? Le CDH est à la peine…

Il va des sociaux-démocrates aux libéraux et à l’aile sociale des conservateurs. Ce sont des partis qui tentent de réguler vaille que vaille la mondialisation, les mutations technologiques, les changements climatiques, mais qui ne proposent pas de changements de cap radicaux car ils veulent préserver le système.

Pourtant, on a l’impression que le champ politique est marqué par le retour des utopies, comme la réduction du temps de travail avec maintien du salaire.

Au regard de l’histoire, il n’y a rien de moins utopique que de demander la réduction du temps de travail : il n’a cessé de diminuer, mais le mouvement est presque bloqué depuis 40 ans. Je crois plutôt qu’en Belgique, on souffre d’une absence d’utopies. Regardez la timidité des propositions des partis écologistes au regard de celle d’Anne Hidalgo, maire de Paris, qui annonce la disparition des voitures à essence dans Paris en 2030. Chez nous, la dernière grande utopie, c’est le président du CDH, Benoît Lutgen, qui l’a énoncée en proposant de créer une nouvelle ville en Wallonie. On lui a ri au nez. Cela avait pourtant du sens.

Et l’allocation universelle ?

Là, effectivement, on se trouve face à une proposition de rupture car elle met en cause le paradigme qui lie une rémunération à un travail.

Selon vous, est-ce que le système institutionnel belge est un frein aux utopies ? Quand on voit qu’il a été impossible de réaliser un stade national cette année…

Un des éléments de réponse se trouve dans le système électoral. En 1894, avec un scrutin de type majoritaire, le parti libéral est laminé : il récolte 28 % des voix, mais seulement 8 % des sièges. Les catholiques raflent tous les sièges dans les zones rurales et le POB (socialiste) dans les zones industrielles. Après ce traumatisme, on a convenu de mettre en place un système électoral proportionnel, qui ne met aucune de ces trois formations politiques en péril. La Belgique s’est ainsi engagée dans la durée pour des gouvernements de coalition, donc pour une politique largement jouée au centre. Du coup, si vous faites une proposition un peu spectaculaire, vous ne trouvez pas de partenaire pour l’exécuter.

Est-ce que ce modèle fonctionne encore ?

Le génie belge, c’est de tenter d’articuler un certain nombre d’intérêts particuliers et d’en tirer une synthèse. Mais aujourd’hui, l’art de la synthèse est ruiné par une succession de tabous. Il y a eu la saga du stade national, celle des nuisances sonores autour de Zaventem, de la sortie du nucléaire… L’électeur sent cela. Il voit aussi que même dans des coalitions politiquement cohérentes comme celle en place aujourd’hui au fédéral, les compromis reposent plus sur un jeu de donnant-donnant que sur l’intérêt général. On ne construit pas une grande politique cohérente, de droite ou d’inspiration libérale, qui aurait le mérite de la clarté. Non. On est occupé à s’échanger tel avantage contre tel tabou. On est loin des grands compromis qui étaient parvenus à éteindre de véritables guerres politiques, comme le Pacte scolaire. Ce n’est pas un hasard si, dans les années 1990, on a appelé Jean-Luc Dehaene « le plombier ». Un plombier, ce n’est pas un architecte…

La France qui a un scrutin majoritaire est-elle plus réformatrice ?

Sur certains points, non. Simplement, nous avons un système qui est structurellement désenchanteur car il frustre tout le monde. Le scrutin majoritaire apporte de la clarté. Emmanuel Macron ne serait jamais arrivé au pouvoir avec un système électoral proportionnel. En Belgique, il aurait été, au mieux, un excellent leader du centre.

Si on vous suit, vous estimez que le système politique belge est arrivé à une limite ?

Je dis simplement qu’il y a un désenchantement, un sentiment de grippage de notre système politique, et que c’est inhérent à son mode de fonctionnement. Ce que le citoyen ressent, c’est que les élus ne parviennent pas à résoudre des problèmes majeurs. Or le citoyen juge le système politique à l’aune des résultats, bien plus qu’à l’aune d’une idéologie. C’en est presque fini des piliers, des partis de masse, des gens qui votent de la même manière toute leur vie. La société est plus composite. Les citoyens sont plus ouverts, acquis à l’idée que différents partis sont pertinents, chacun selon le dossier en jeu. On attend d’abord de l’efficacité. Or, en Belgique, on a le sentiment que l’efficacité est très tardive, voire inexistante dans certains dossiers lancinants…

La conséquence, c’est la volatilité de l’électorat ?

Effectivement, au moins depuis 1991, on constate une instabilité des scores d’une élection à l’autre. Des masses d’électeurs tâtonnent, vont d’un parti à l’autre, tant que les résultats ne sont pas là ou que leur parti ne parvient pas à imposer ses priorités. Voyez le PS. Il paie une longue participation au pouvoir destinée à éviter que l’on bascule trop vers des politiques libérales. Or ce n’est pas la vocation d’un parti socialiste que d’accompagner ces politiques, même pour les atténuer. Et une partie de son électorat le lui fait payer. Surtout quand vous avez un parti plus à gauche, le PTB, qui a compris l’un des ressorts du populisme : insister sur quelques dossiers très sensibles au sein de l’électorat qu’il vise (chômage, salaires, etc.) et se taire sur ceux qui risqueraient de lui aliéner une partie de cet électorat. Le PTB est muet sur la question migratoire, le voile ou l’islamisme. Il sait qu’il n’a rien à y gagner. La N-VA a la même tactique sur d’autres sujets.

Pourtant, elle gouverne en Flandre et au fédéral.

La N-VA tape régulièrement sur certains clous, malgré sa participation au pouvoir. Ses ministres continuent à tenir des propos typiques d’un parti d’opposition. Sur les sujets sur lesquels elle croit pouvoir relayer une colère latente, comme l’immigration, elle ose des sorties parfois choquantes parce qu’il y a là un vivier électoral à ranimer en permanence.

Mais la force de la N-VA, n’est-ce pas d’arriver à appliquer les propositions qu’elle lance dans le débat politique ? On l’a vu avec la modification du statut de réfugié, la réforme de l’impôt des sociétés ou encore la collaboration avec les autorités soudanaises.

La force de la N-VA, c’est d’abord sa supériorité électorale. Ce parti est surdominant au sein du gouvernement fédéral par rapport à ses partenaires (CD&V, Open VLD et MR).

D’accord, mais sa force n’est-elle pas aussi de tout simplement tenir ses promesses ?

Oui, la N-VA donne l’impression à une partie de l’électorat flamand d’être plus audacieuse en paroles et, en plus, de ne pas reculer, même quand elle provoque un scandale. Car ses propositions posent parfois problème en matière de respect des droits de l’homme ou des lois belges. Dans un premier temps, cela crée une sidération, y compris chez ses partenaires. Mais ensuite, ceux-ci lâchent du lest, ou en tout cas, ils font bloc et protègent la N-VA pour éviter une crise gouvernementale. En fait, le gouvernement fédéral est otage de la N-VA.

Pourquoi ?

Parce qu’il n’y a pas d’alternative – il est délicat de changer de cap en cours de route. Avec la N-VA, on voit qu’au plus une politique est lisible, même si elle paraît brutale, au plus une partie de l’électorat est satisfaite. Pour les citoyens, la vocation première de la démocratie, c’est de trouver des solutions. Quel est le grand acte politique de cette législature côté francophone ? La résistance wallonne sur le CETA (accord de libre-échange UE-Canada). Là, il y avait une rupture. La N-VA, c’est un autre type de rupture. Au prix de relents parfois xénophobes, elle rompt avec le discours policé, respectueux des minorités et du droit des personnes, mais une partie de l’opinion publique juge que la politique, ça doit être cela : parler fort et agir vite.

Cet article a été publié dans : La Libre Belgique, 6 janvier 2018.

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