Les sujets qui fâchent

par Vincent de Coorebyter**

 

La semaine passée, le ministre N-VA de la Fonction publique, Steven Vandeput, annonçait l’intention du gouvernement de s’appuyer sur un arrêté royal de 1937 pour interdire le port de tout signe reflétant une conviction personnelle par les fonctionnaires fédéraux en contact direct avec le public.

Cette mesure n’a pas manqué de faire réagir, et un débat s’est esquissé. Mais il ne s’est pas enflammé. Dans ces colonnes, Béatrice Delvaux a écrit très justement que la charge de la preuve revient au gouvernement, qui doit démontrer la légitimité d’une disposition qui risque de flatter les sentiments de rejet. Plusieurs associations ont fait part de leur inquiétude, jugeant la mesure discriminatoire, inutile et attentatoire aux droits fondamentaux : elle pourrait écarter de nombreuses femmes musulmanes de la fonction publique fédérale au motif qu’elles veulent porter le voile sur leur lieu de travail.

Pour autant, le débat reste discret, et cette discrétion n’est pas de nature à rassurer : on peut craindre qu’elle révèle une lassitude devant des discussions stériles, une incapacité à trouver encore un terrain commun de discussion. La mesure annoncée choque une partie de l’opinion pour des motifs graves, tandis qu’elle semble accueillie dans l’indifférence par d’autres, comme s’ils s’en accommodaient.

Pour les opposants à la mesure, l’arrêté royal de 1937 n’est qu’un leurre : l’objectif n’est pas de veiller à la neutralité des fonctionnaires fédéraux, mais de s’attaquer au port du voile islamique. De fait, personne ne doute que le ministre vise ce signe en particulier, et c’est précisément pourquoi sa politique ne choque pas davantage. Car là où les uns, musulmans ou antiracistes, voient une preuve de discrimination — on s’attaque une fois de plus à l’islam —, d’autres, parmi lesquels il y a aussi des antiracistes et des musulmans, prennent la question dans l’autre sens : on s’attaque à l’islam parce que l’islam pose un problème particulier.

Cette dernière conviction ne s’exprime plus guère dans le débat public : elle s’affiche crûment en privé, ou sur internet, mais reste assez discrète par ailleurs. Ce qui ne fait que renforcer le malentendu : il semble s’agir d’une position honteuse, douteuse, dont on conclut aisément qu’elle dissimule en fait de la xénophobie. On peut pourtant y voir aussi autre chose : un malaise très répandu autour de sujets qui fâchent — le port du voile et la montée de l’islamisme —, et qui en inquiètent certains indépendamment de tout prurit raciste, de toute volonté de discriminer.

La perception de la question du voile, en effet, a profondément évolué depuis les années 1980. A l’époque, on ne parlait pas du voile mais du foulard : c’était bien un foulard que portaient certaines musulmanes, et qui laissait le visage et le cou dégagés. Aujourd’hui, c’est le voile qui domine, lui qui encadre plus étroitement le visage, dissimule le cou et s’accompagne, dans un certain nombre de cas, du port de vêtements ne laissant plus apparaître les poignets, les mains ou les chevilles. D’où un changement de signification, au moins apparente — mais un symbole s’interprète précisément à partir son apparence. Le foulard semblait fait pour montrer, le voile semble fait pour cacher ; le premier affichait une appartenance, le second marque une séparation. Le fait que de jeunes musulmanes portent un voile aux couleurs éclatantes et s’habillent de manière très féminine n’y change rien : dans l’imaginaire collectif, le voile stigmatise le corps des femmes.

Ce changement de perception est d’autant plus enraciné que le port du voile s’est élargi à de nouvelles catégories de femmes — d’une part des fillettes, d’autre part des Belges converties —, et que le nombre de femmes voilées est nettement supérieur, aujourd’hui, à ce qu’il était il y a une dizaine d’années encore. D’où, là aussi, un impact sur la signification du voile : à tort ou à raison, une telle généralisation apparaît aujourd’hui à beaucoup comme le reflet d’une contrainte, d’un contrôle du comportement des femmes (et des hommes), d’une volonté d’encadrer la communauté musulmane en la distinguant des autres communautés. D’autant que les médias et les conversations privées font état de signes de radicalisation au quotidien : refus de serrer la main des femmes ou de participer à la Saint-Nicolas dans les écoles, tentatives d’imposition du ramadan aux réfractaires, condamnation ouverte des mœurs des mécréants… Tout ceci renvoie, pêle-mêle, et aussi choquant que cela puisse paraître, à l’activisme des islamistes, aux appels au djihad contre les infidèles, à la volonté affichée par quelques groupuscules d’islamiser l’Europe, à un certain islam non seulement rigoriste et contraignant à l’égard de ses propres fidèles, mais décidé, dans différents pays, à prendre le pouvoir au plan politique et à imposer sa vision par la force. D’où la crainte de l’Occident d’être un jour débordé par une religion qui est aujourd’hui travaillée par des mouvements si conquérants.

Y a-t-il là de quoi nourrir des amalgames ? Evidemment. Y a-t-il là de quoi alimenter l’islamophobie ? Oui, si l’on entend par islamophobie une crainte spécifique de l’expansion de l’islam militant — ce qui n’est pas de la xénophobie : du temps où la Tunisie et la Turquie interdisaient le port du voile dans différents lieux publics, ces pays ne visaient pas des étrangers. Mais on comprend la crainte de musulmans et d’antiracistes de voir le voile, chez nous, fournir des prétextes à une xénophobie pure et simple. De même que l’on comprend le mutisme ou la gêne de milieux acquis à l’antiracisme, mais inquiets devant la montée de l’islamisme.

Rien de tout ceci, par contre, ne conduit à légitimer la mesure annoncée par le ministre de la Fonction publique. Car la question centrale qui se pose, aujourd’hui, n’est pas la neutralité des agents de l’Etat, mais les limites à apporter éventuellement au prosélytisme, d’où qu’il vienne. Or il s’agit là d’une question délicate, car le droit au prosélytisme est une conséquence directe de la liberté religieuse et de la liberté d’expression. On ne peut donc y toucher qu’avec prudence, et sur la base d’un état des lieux qui devrait être effectué en commun, avec tous les acteurs concernés, sans fantasmes et sans déni de la part de quiconque. Ce qui suppose, pour tous, d’accepter de parler des sujets qui fâchent.

 

** Billet précédemment paru dans le journal Le soir

 

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