Les magistrats, dos au mur (des cons) ?

par Julie Allard.

Les faits sont simples : les locaux du Syndicat de la Magistrature (SM… !), organisation ancrée à gauche qui représente environ 30% des magistrats français, accueillent depuis plusieurs années un « mur des cons », c’est-à-dire un panneau sur lequel les membres du SM épinglent la photo de certaines personnalités publiques peu appréciées pour leurs propos sur la justice, surtout à droite mais pas que (on y trouve également des journalistes et quelques membres éminents du parti socialiste, ainsi que des parents de victimes). La révélation de l’existence de ce « mur » suite à la publication d’une vidéo par le site Atlantico (connoté à droite), le 24 avril dernier, a provoqué une polémique qui ne cesse d’enfler.

Dans l’ensemble, la droite appelle à la dissolution du syndicat et à des mesures fermes en réponse au manque d’indépendance de la justice. Ce « dérapage inqualifiable » remettrait en cause l’honneur et l’impartialité de nos juges, jetant un discrédit angoissant sur ces magistrats qui n’ont aucun titre à avoir des opinions politiques : « Ce qui est inquiétant, c’est que ces gens nous jugent » (Yves Thréard, éditorialiste au Figaro) ; « Avec leur mur, ils viennent d’ajouter l’indécence à la non représentativité » (Valérie Debord, UMP) ; « C’est la plus grave crise de la justice depuis l’occupation » (Patrick Devedjan, UMP). La gauche, quant à elle, semble hésiter entre le silence confus, la saisine du Conseil Supérieur de la Magistrature par la Garde des Sceaux et la revendication du droit syndical et de la liberté d’expression.

La découverte du « mur des cons » intervient dans un climat de tension entre le Pouvoir et les potentiels contre-pouvoirs que sont les magistrats ou la presse. Ce n’est sans doute pas un hasard, d’ailleurs, si l’expression « mur des cons », choisie par les magistrats du SM, est inspirée du « mur du çon », rubrique du Canard enchaîné destinée à épingler une « connerie » prononcée par une personnalité. Tension, donc, entre le Pouvoir et les contre-pouvoirs. Ainsi, par exemple, du discours ambiant sur Médiapart, à qui l’on reprocherait presque les fautes de Jérôme Cahuzac : on notera par exemple les propos de Guillaume Peltier, pourtant vice-président de l’UMP, qui, au lendemain de la démission de Cahuzac, dénonçait « les petits Robespierre de la justice que sont M. Plenel et ce site d’informations d’extrême gauche Mediapart ». Idem de l’indignation d’une partie de l’opinion et de la classe politique devant la mise en examen de l’ancien Président Sarkozy par le juge d’instruction Gentil. Sans insister ni sur la personnalité agaçante du fondateur de Médiapart, Edwy Plennel, ni sur le patronyme tragi-comique de notre juge d’instruction, on constate que l’opinion peine à faire descendre l’exécutif de son piédestal et à admettre le pouvoir d’autres institutions.

Face aux juges, elle oscille ainsi entre le mépris – une sorte de désintérêt pour la fonction de juger, perçue comme mécanique et répétitive – et la violence : on le voit parfaitement quand les magistrats sont perçus comme responsables d’une récidive, quand ils commettent une « erreur judiciaire », et lorsqu’ils s’attaquent à une incarnation du Pouvoir. Au lieu de considérer qu’ils exercent là un rôle utile mais faillible de contre-pouvoir, on n’hésite pas à déclarer qu’ils « font honte à la République ». On présuppose qu’ils n’agissent pas en raison de leur propre pouvoir de juger, mais au nom d’un parti ou d’une cause, dont ils seraient le bras.

Sur ce point, la découverte du « mur des cons » tombe à point nommé, car elle permet de renouveler la tradition anti-judicaire française à l’oeuvre au moins depuis la Révolution : « Ces mots de jurisprudence doivent être effacés de notre langue », déclare Robespierre devant l’Assemblée nationale en 1790. Il est donc paradoxal que les vives réactions suscitées par la présence du « mur » dans les locaux du SM dénoncent toutes un manque de respect pour la fonction judiciaire, dont on accuse les juges. En effet, tous ceux qui, d’un ton emphatique, en appellent aujourd’hui à l’impartialité et surtout à la majesté des juges sont les mêmes qui ricanaient gentiment quand Nicolas Sarkozy, nouvellement élu, traitait les magistrats de « petits pois » : « Même couleur, même gabarit, même absence de saveur », disait-il alors. Les mêmes encore qui, il y a quelques semaines, n’hésitaient pas à attaquer publiquement le juge Gentil en affirmant, comme Henri Guaino, qu’il avait « sali la France ».

Et si le « mur des cons » n’était rien d’autre que le symptôme d’un système qui fait que les juges n’ont justement ni la grandeur ni l’indépendance auxquelles on s’empresse aujourd’hui de les rappeler, et qui leur permettraient pourtant de jouer un rôle politiquement pertinent ? Et si le « mur des cons » n’était finalement que le signe de l’impossibilité de la magistrature française à devenir un véritable contre-pouvoir au lieu de demeurer une simple corporation ?

Les magistrats sont souvent partie prenante à cet état de fait : en réponse aux critiques dont ils peuvent faire l’objet, parfois à juste titre, ils invoquent bien volontiers l’application de la loi et se dispensent en conséquence de tout autre justification. De même, ils s’empressent de défendre le caractère privé de la « plaisanterie » du  « mur » des cons, au lieu d’imposer une réflexion collective sur la justice : oui, la justice est politique, oui les juges ont des opinions, oui l’autorité judiciaire peut être un contre-pouvoir, oui les juges font des erreurs, et oui, les magistrats sont des hommes (et surtout des femmes, d’ailleurs). Comment dès lors fonder l’impartialité sur ce constat et non sur son refoulement ?

C’est pourquoi, aussi drôle et révélateur que j’ai pu trouver le « mur des cons », aussi peu sympathiques que soient à mes yeux de nombreuses personnalités qui y figurent, et quoique l’animosité dont les juges ont fait l’objet pendant l’aire Sarkozy soit indéniable, l’affaire constitue à mes yeux le symptôme d’un mal plus profond. En refoulant le pouvoir des magistrats, en méprisant leur fonction politique, nous réduisons leur expression au « mur des cons », nous leur permettons de cacher leurs intentions et nous nous privons d’un moyen sûr et fort de les responsabiliser.

Ironie de l’histoire, le juge d’instruction Gentil a attaqué Henri Guaino, qui l’avait vilipendé par voie de presse, pour « outrage à magistrat ». Ce dernier s’est empressé d’y répondre fin mars, toujours dans les médias, selon une tournure toute prophétique : « Je préfère un excès de caricature » à l’absence de liberté d’expression et, surtout : «  Le juge Gentil peut m’insulter s’il veut » (sic).  Comme quoi, tout vient à point à qui sait attendre, même si c’est par personnes interposées.

 

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