par Marc Uyttendaele
Un après-midi à la Chambre des représentants. Un sentiment d’émotion, de douleur, de dignité saisit les députés. Soucieux d’exprimer leur émotion, de dire leur tristesse, d’affirmer solennellement un sentiment de solidarité nationale avec les victimes, leurs proches et tous ceux qui sur le terrain ont dû affronter, parfois avec un indicible courage, cette version actuelle de la bête immonde, le terrorisme artisanal de ceux qui ont fait le voyage jusqu’au bout de leur nuit obscure et intime. Mais ces députés étaient là aussi, et ils le savaient, pour assumer leur mission, pour honorer la démocratie, et donc pour comprendre. Le Premier ministre, parfaitement dans son rôle, a appelé l’unité de ses vœux, a demandé que soient dépassés les clivages partisans. Il a été entendu. Les députés de la majorité comme de l’opposition ont posé des questions concrètes, précises au ministre de la Justice. Il s’agissait de savoir pourquoi les mailles du filet ont été trop lâches, pourquoi l’information n’a pas circulé, pourquoi un homme, dont des services de l’État n’ignoraient pas qu’il était soumis à des influences délétères, avait pu basculer dans le radicalisme, sortir de prison, grâce à un congé pénitentiaire et se promener à sa guise jusqu’à mener à son terme sa sauvage équipée meurtrière. Ce que l’on retiendra de la réponse du Ministre de la Justice, outre quelques généralités, quelques informations éparses, quelques références à des errements de pays voisins et quelques statistiques, c’est qu’il a mal dormi. Après avoir dit, la veille, qu’il se sentait responsable et qu’il interrogeait sa conscience, devant les élus de la Nation, au cœur même du réacteur démocratique, il fait part de ses problèmes de sommeil, lesquels l’ont conduit à une décision : il ne démissionnera pas. Dans son chef, ce n’est pas une première. On se souviendra de la triste comédie qu’il avait jouée avec son collègue, ministre de l’Intérieur, Jan Jambon, et la complicité du Premier ministre, après les attentats du 22 mars. Déjà, alors, l’information avait mal circulé dans les services. Déjà alors, il était permis de se demander si un drame n’aurait pas pu être évité, si les services de l’État avaient été à la hauteur de leur tâche et aussi, s’ils disposaient des moyens suffisants pour assumer celle-ci. Les ministres de l’Intérieur et de la Justice avaient fait mine de vouloir démissionner et y avaient renoncé sur l’insistance du Premier ministre. Nombreux étaient ceux qui avaient douté alors de la sincérité d’une entreprise qui, de toute évidence, visait à sauver, outre deux ministres, la cohésion générale de la majorité. Aujourd’hui, nous avons l’impression de vivre un mauvais remake de ce moment peu glorieux qui avait déjà entaché l’honneur du gouvernement. Ce sont les mêmes questions de fond qui sont posées. Ce sont les mêmes failles dans la circulation de l’information. Ce sont aussi les paroles de Jacques Brel qui viennent à l’esprit : « Parce que chez ces gens-là. Monsieur on ne s’en va pas. On ne s’en va pas Monsieur. On ne s’en va pas ». Il est loin le temps où Johan Vande Lanotte et Stefaan De Clercq démissionnaient le jour même de l’évasion de Marc Dutroux. Il est loin le temps où Louis TOBBACK démissionnait en apprenant que des gendarmes avaient étouffé et tué Semira Adamou. Ces démissions grandissaient les ministres concernés. Bien-sûr, ils n’avaient pas commis une faute personnelle, mais ils estimaient que la gravité des faits, le choc frontal qu’ils causaient à l’opinion publique exigeait une forme de catharsis. Il fallait que quelque chose se passe et en démocratie ce quelque chose a comme nom : « démission ». Ce jeudi, Koen Geens, en ne répondant pas précisément aux questions qui lui étaient posées, en préférant évoquer ses troubles du sommeil, a démontré déjà qu’il n’était plus digne d’exercer la fonction. Soit, en effet, il connaît les réponses aux questions posées et il les dissimule à la représentation nationale, sans doute pour se protéger. Dans ce cas, il n’a plus sa place au sein du gouvernement. Soit il les ignore et alors c’est son autorité même qui est fondamentalement entamée. Comment pourrait-il faire alors demain ce qu’il n’a pas fait hier ? Comment pourrait-il mener des réformes qui s’imposaient depuis les travaux de la commission parlementaire d’enquête sur les attentats et qui semblent ne pas ou imparfaitement avoir été mises en œuvre ? Un ministre faible n’a pas sa place dans un gouvernement, a fortiori si c’est le département de la Justice qui lui est confié. La culture de Koen Geens n’est pas celle de Johan Vande Lanotte, de Stefaan De Clercq ou de Louis Tobback. Son maître à penser est Charles-Ferdinand Nothomb. En 1985, après le drame du Heysel, ce ministre de l’Intérieur, mis en cause pour les dysfonctionnements des services sur lesquels il avait autorité, était resté accroché à son maroquin, comme un crabe sur un rocher. L’image était moche. Le monde politique n’en était pas sorti grandi. Un homme pourtant en avait sauvé l’honneur et avait eu des mots justes. Le libéral, Robert Henrion, député de la majorité, avait déclaré, en effet, à la tribune de la Chambre que celui « qui s’est laissé porter au sommet des grands emplois, qu’il s’agisse de l’État ou d’une grande ville, ou même d’une entreprise importante doit savoir qu’il portera le destin de l’institution et assumera tout ce qui sera fait ou ne sera pas fait sous son égide ». Il avait ajouté qu’il « doit savoir aussi que lorsqu’un grand échec surgit dans la sphère de sa compétence, même si de bonne foi il se croit innocent, il devra quand même en supporter le poids ». Koen Geens pourrait utilement relire ces propos de Robert Henrion lors de ses nuits d’insomnie. Aujourd’hui, cependant, il apparaît comme le petit frère de Charles-Ferdinand Nothomb. Qu’il se souvienne cependant, que quelques temps plus tard, à cause des Fourons, celui-ci avait dû se résoudre, de bien mauvais gré, à présenter sa démission. Cette démission-là, on l’a oubliée, mais l’on souvient toujours de l’image piteuse de ce ministre qui n’a pas eu la grandeur d’assumer tout ce qui s’était fait ou ne s’était pas fait sous son égide.