La grande misère du choix électoral

Le point qui a le plus surpris dans l’interview que Marc Uyttendaele et moi-même avons donnée au Soir le 23 novembre est apparemment la perspective d’organiser un référendum sur le cadre institutionnel de la Belgique.

De fait, il y avait de quoi être surpris. Je ne suis pas un partisan déclaré du référendum, et je me rappelle fort bien Marc Uyttendaele, en 1993, s’opposant farouchement, comme Xavier Mabille, à l’idée de demander au peuple de se prononcer sur le cadre fédéral dans lequel basculait officiellement la Belgique à l’époque.

Je ne veux pas revenir, ici, sur le référendum en tant que tel, qui est à mes yeux un procédé de la dernière chance en matière institutionnelle. Mais je voudrais expliquer plus longuement en quoi la démocratie ne peut plus prétendre fonctionner sur la seule base du bulletin de vote à usage électoral, du bulletin grâce auquel nous choisissons nos représentants.

Voter pour choisir ses dirigeants avait pleinement du sens à l’époque où le peuple, modeste et peu instruit, faisait confiance à ses élites et les laissait s’occuper d’affaires qui le dépassaient. C’est un des sens, et le plus classique, de l’élection : choisir les meilleurs pour prendre en charge les intérêts supérieurs de la nation. Mais ce sens s’est fissuré, voire s’est effondré, parce que les citoyens ont cessé de se sentir inférieurs à leurs dirigeants, et parce qu’ils ne croient plus guère à un quelconque intérêt général derrière lequel chacun devrait se ranger. Au fil des générations, nous avons appris que des intérêts multiples et souvent contradictoires cohabitent au sein de la société, et qu’aucun élu ou aucun parti ne peut prétendre œuvrer pour le bien de tous. Il subsiste encore quelque chose de cette illusion en France, sous l’effet conjugué des traditions monarchique, républicaine et gaulliste, mais plus en Belgique, où l’idée de voter pour les meilleurs ou pour l’intérêt du pays ne va pas de soi, quand elle ne fait pas sourire.

Le recul des notions d’élite et d’intérêt supérieur a été compensé, chez nous, par une intense culture du pluralisme. Le bulletin de vote a longtemps permis aux grandes sensibilités idéologiques – catholique, libérale, socialiste, régionaliste et quelques autres – d’être incarnées par des partis politiques puissants, lieux d’expression des clivages et des piliers qui structuraient la société jusqu’aux alentours de 1968. Le bulletin de vote y trouvait un nouveau sens, aux yeux de l’électeur : il permettait de se faire représenter par le parti politique dans lequel on se reconnaissait, auquel on faisait confiance pour voir ses valeurs et ses intérêts âprement défendus. A la grande époque des luttes collectives (luttes de classes, philosophiques, linguistiques ou régionales), le choix électoral ne plongeait qu’une minorité de personnes dans l’hésitation, et les résultats étaient relativement stables d’un scrutin à l’autre : des pans entiers de l’électorat restaient fidèles à un parti avec lequel ils faisaient corps.

On le sait, cette époque est révolue. Les résultats électoraux sont devenus volatils, voire erratiques ; les électorats « naturels » sur lesquels pouvaient compter les principaux partis ont fondu ; un tiers des électeurs distribue ses choix entre plusieurs partis ; l’absentéisme et l’abstentionnisme ne cessent d’augmenter. Les piliers sont fragilisés, les grandes idéologies sont entrées en crise, les citoyens n’admettent plus guère les mots d’ordre ni la prétention à parler en leur nom. L’idée que le vote sert à déléguer sa volonté à un tiers suscite de plus en plus de méfiance : le lien de représentation se fissure, l’identification à un parti se raréfie.

Les causes de cette désaffection sont multiples, mais l’une d’elles me paraît essentielle : nous sommes en proie à une double complexité, du côté de la société et du côté des enjeux électoraux. Les classes sociales présentent des contours brouillés, les parcours professionnels sont incertains, le conservatisme religieux n’est plus l’apanage des catholiques, les courants d’idées se sont multipliés, les appartenances et les identifications prennent des formes nouvelles et mouvantes : le citoyen ne s’identifie plus guère à une idéologie aux contours tranchés qui trouverait son relais dans tel ou tel parti. Et il hésite d’autant plus fortement, au moment de voter, qu’il doit désormais se prononcer en fonction d’un grand nombre d’enjeux. A la naissance de la Belgique, il n’a été créé que cinq départements ministériels, correspondant aux fonctions régaliennes de l’Etat : l’Intérieur, la Justice, les Affaires étrangères, la Guerre et les Finances. C’est-à-dire le maintien de l’ordre, intérieur et extérieur, et son financement. Aujourd’hui, dix à vingt enjeux se concurrencent aux yeux de l’électeur : au moment de voter, faut-il penser à son portefeuille, à son métier, à sa retraite, à ses enfants, à sa mobilité, à l’environnement, au climat, au vivre-ensemble, à l’Europe, à la solidarité avec les peuples en déshérence… ?

Par quel miracle voudrait-on qu’un seul bulletin de vote, ou même deux, dans notre Belgique fédérale, permette à chaque citoyen d’exprimer sa volonté politique, qui peut varier d’un thème à l’autre ? Quand on vote pour un parti, ce n’est pas forcément pour son programme : c’est souvent malgré son programme, malgré ce qui gêne dans une partie de ses intentions, mais que l’on juge un peu moins important que sa position sur d’autres enjeux. D’après un sondage de l’IPSOS, le climat est devenu la troisième préoccupation des Belges, après la fiscalité et l’immigration : combien d’électeurs ont-ils trouvé un parti qui leur convient sur ces trois plans à la fois ?

Le bulletin de vote est irremplaçable, à bien des égards, et je ne souhaite pas sa disparition. Mais c’est un outil fragilisé par l’évolution de la société, et dont l’usage est structurellement ambigu. Voter pour des idées, ou pour une personne ? Voter pour installer un parti au pouvoir, ou pour sanctionner les sortants ? Voter pour un parti radical qui servira d’aiguillon, ou pour un parti de gouvernement que l’on juge plus apte à gérer ? Voter selon une appartenance, et laquelle, ou pour un intérêt commun qu’il reste à construire ? Dans le cadre belge, voter, c’est choisir une liste et peut-être quelques personnes au détriment de toutes les autres : ce n’est pleinement satisfaisant que si l’on choisit le bien contre le mal. Qui peut encore prétendre faire cela, aujourd’hui ?

Publié dans Le Soir le 11 décembre 2019 par Vincent de Coorebyter

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