La dérive aristocratique de la présidentielle française

On distingue deux grandes doctrines de l’élection au suffrage universel. Selon la première, l’élection est un droit conféré à chaque citoyen de voir sa volonté politique représentée et suivie d’effets : c’est ce que l’on appelle la représentation-miroir. L’électeur choisit tel parti ou tel candidat sur la base de son programme et de ses engagements ; il attend de ce parti ou de cet élu que, étant donné les valeurs qu’il affiche, il agira conformément à la vision politique de ses électeurs, dont il doit constituer un calque aussi fidèle que possible. La relation entre les uns et les autres est horizontale : les élus sont des professionnels de la politique, mais ils doivent rester proches du peuple par leur sensibilité, par leur perception de la réalité — raison pour laquelle le droit d’éligibilité est ouvert à tous, sans exigence de qualification, d’études ou d’expérience. Le mandataire idéal devant être une émanation du peuple, l’élection est éminemment démocratique.

L’autre doctrine de l’élection y voit, non pas un acte démocratique favorisant la ressemblance mais un acte aristocratique favorisant la dissemblance. Selon cette doctrine, l’élection a pour but de sélectionner certaines personnes dans la masse des citoyens, de faire siéger les meilleurs, les candidats possédant des qualités spécifiques. La procédure électorale sert, non pas à désigner des mandataires qui raisonnent comme leurs mandants, qui leur ressemblent, mais au contraire à choisir des gouvernants qui soient différents des gouvernés, qui s’en distinguent par leur supériorité au plan de la formation, des compétences intellectuelles, de l’expérience.

En Belgique, nous penchons pour la première doctrine : nous voyons dans nos dirigeants les relais de nos choix idéologiques via les partis qui incarnent ces choix. En France par contre, le scrutin présidentiel est censé réaliser un équilibre entre les deux doctrines. Les candidats à l’élection présidentielle sont politiquement marqués et s’engagent sur un programme qui en fait le relais de leurs électeurs. Mais, par ailleurs, ils sont supposés s’élever au-dessus des attentes partisanes et posséder des traits de personnalité qui garantissent leur haute qualification et qui justifient de leur conférer un pouvoir très étendu. C’est cet équilibre qu’est censée exprimer la définition gaullienne de la présidentielle comme étant la rencontre d’un homme et d’un peuple : un candidat de qualité supérieure incarne la volonté populaire.

Une telle rencontre est évidemment un mythe : en pratique, dans ce pays clivé entre la droite et la gauche qu’est la France, le président a longtemps représenté une partie du pays au détriment de l’autre. Il n’en reste pas moins que, dans les décennies 70, 80 et 90, l’équilibre entre les deux doctrines était maintenu. Le premier tour de l’élection présidentielle servait à départager le meilleur candidat au sein de la droite et au sein de la gauche, à les qualifier pour le second tour, de sorte que les participants du tour final étaient à la fois les vainqueurs d’une compétition aristocratique et l’expression d’un large courant populaire.

Aujourd’hui par contre, l’équilibre est brisé : la balance penche en faveur du versant aristocratique de l’élection présidentielle. Certes, presque tous les candidats représentent des courants d’idées. On peut distinguer ainsi, à gauche, l’anticapitalisme de Nathalie Arthaud et de Philippe Poutou, la tradition communiste défendue par Fabien Roussel, la social-démocratie d’Anne Hidalgo, la gauche environnementale emmenée par Yannick Jadot et le projet populiste de rassemblement des dominés conçu par Jean-Luc Mélenchon. De même, à droite, Nicolas Dupont-Aignan reste fidèle à la ligne souverainiste, tandis que les trois courants traditionnels de la droite distingués par René Rémond sont incarnés par Valérie Pécresse (orléanisme libéral axé sur l’économie), Marine Le Pen (bonapartisme conjuguant l’ordre et le message social au bénéfice des nationaux) et Eric Zemmour (légitimisme réactionnaire).

La plupart des candidats jouent donc la partition de la représentation-miroir. Mais Emmanuel Macron, lui, rompt avec ce schéma en se présentant comme étant « en même temps » de droite et de gauche : il ne se conçoit pas comme le porte-parole d’une idéologie ou d’une partie du corps social, mais comme un individu placé au-dessus des appartenances partisanes et qui doit attirer les suffrages par ses qualités personnelles, le volontarisme, la compétence, le pragmatisme… Emmanuel Macron joue résolument du caractère aristocratique de l’élection, a fortiori depuis l’invasion de l’Ukraine qui le pose en chef des armées et lui permet de faire campagne sans guère défendre un programme détaillé soumis à l’arbitrage des Français.

Le problème qui se pose à ses concurrents est que la plupart sont rattrapés, eux aussi, par le caractère aristocratique de l’élection : leurs traits de personnalité risquent de tirer leurs scores vers le bas. Eric Zemmour fait peur par sa dureté, Marine Le Pen manque de crédibilité et Valérie Pécresse de sincérité, Anne Hidalgo et Yannick Jadot souffrent d’un trop faible leadership, Jean-Luc Mélenchon est ramené à son passé, à ses foucades et ses mouvements d’humeur… Seule la personnalité de Fabien Roussel devrait lui permettre d’obtenir un score plus élevé que l’audience actuelle du Parti communiste.

La dérive aristocratique du scrutin présidentiel est en marche, qui rend les programmes — et donc les engagements pris devant les Français — assez secondaires au regard des caractères individuels des candidats. On peut considérer que c’est inévitable, au vu du déclin des idéologies et de la complexité des enjeux, qui rendent plus ou moins obsolète l’idée de représenter fidèlement des aspirations populaires formalisées par des partis politiques. Mais cette adaptation à l’air du temps constitue un recul démocratique. Si Emmanuel Macron est réélu, il se sentira moins lié que jamais par des engagements électoraux : il estimera avoir les mains libres pour décider comme il l’entend, ayant été plébiscité pour ce qu’il est et non pour ce qu’il a promis de faire. Au risque d’ailleurs, pour lui, d’être rappelé aux attentes populaires en cours de mandat : soit parce que son parti n’obtiendra pas de majorité parlementaire lors des élections législatives, soit parce que les Français redescendront dans la rue pour exiger d’être entendus. (*)

Par Vincent de Coorebyter, Le Soir, 9 mars 2022.

 (*) Les propos exprimés dans le présent article n’engagent que son auteur ?

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