Gilets jaunes : c’est la faute à Rousseau

par Vincent de Coorebyter. Les gilets jaunes forment un phénomène inédit, typiquement contemporain. Ce phénomène possède plusieurs couches de signification, qui ne sont pas seulement politiques et sociales : on pourrait également l’aborder sous l’angle de l’individualisme qui travaille notre société. Mais on peut aussi y voir un écho de voix plus anciennes, en particulier celle de Rousseau. Les gilets jaunes rejouent à leur manière le Contrat social, ce qui n’est pas un hasard puisque Rousseau, théoricien radical de la démocratie, était aussi un grand individualiste.

Tout commence par une redécouverte, celle de la faille du système représentatif, formulée par Rousseau dans des termes cinglants à l’encontre du prototype de la démocratie parlementaire : « Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde. »

Les gilets jaunes ont entrepris de sortir de l’esclavage dans lequel, à leurs yeux, le système les a plongés : même et surtout s’ils ont voté pour Macron, ils ont l’impression qu’on leur a volé leur souveraineté, que leurs suffrages sont un simple chiffon de papier. Ils redécouvrent la dure loi de l’indépendance des élus, qui une fois installés au pouvoir sont juridiquement libres de ne pas écouter le peuple. Rousseau nous avait prévenus : en votant, nous transmettons notre pouvoir, mais pas notre volonté ; celui qui s’installe au pouvoir gouverne grâce à nos votes mais n’est pas lié par eux. La représentation est un risque insensé : au mieux, je suis d’accord avec ce candidat au moment où je le choisis, mais qui sait ce qu’il fera demain ?

Sur cette base, aucune forme de représentation n’est admissible, et c’est bien ce que traduit le mouvement des gilets jaunes. Certains y voient un populisme, mais c’en est plutôt la négation. Certes, comme les gilets jaunes, le populisme dénonce l’échec et l’égoïsme des élites et leur oppose un peuple supposé sincère et vertueux. Mais le populisme postule également qu’un leader charismatique peut incarner ce peuple. Or les gilets jaunes ne se reconnaissent ni dans Marine Le Pen, ni (pour autant qu’on le juge populiste) dans Jean-Luc Mélenchon. Ils traduisent une méfiance radicale, teintée de colère, à l’égard de toute forme de représentation, y compris syndicale.

Dès lors, jusqu’à nouvel ordre, le risque que présente le mouvement réside moins dans une dérive populiste que dans une tentation autoritaire qui verrait le peuple en personne faire la loi, sans intermédiaire. Non pas un nouveau Mussolini, mais une répétition des « journées » qui ont émaillé la Révolution française, quand des foules en armes faisaient pression sur le pouvoir pour le faire obéir, ou pour l’obliger à se démettre. Soit une reprise de sa liberté par le peuple souverain, sur la base même qu’anticipait Rousseau. A ses yeux en effet, si une injustice majeure est commise alors qu’elle aurait pu être évitée, le contrat social est rompu, le peuple n’est plus tenu d’obéir aux lois. Quand la démocratie représentative semble en faillite, il reste la ressource de l’action directe : ce n’est pas un hasard si des milliers de citoyens sont également descendus dans la rue pour forcer les gouvernements à agir pour le climat, et si la mouvance environnementaliste a ses radicaux qui acceptent la violence ou revendiquent la désobéissance civile.

Pour ne pas en arriver là, les gilets jaunes pacifiques ont compris qu’il fallait prendre langue avec le pouvoir afin de préciser leurs revendications. Ils découvrent dès lors les affres de la représentation, mais cette fois en leur sein. Comment discuter avec le Premier ministre si l’on est convaincu que tout délégué est un traître en puissance, le dépositaire d’une volonté dont il va user à son profit une fois qu’il ne sera plus en contact avec le peuple, comme Rousseau le redoutait ? Comment faire entendre sa voix, celle d’une fraction irréductible du peuple souverain, sans l’exprimer en personne, comme le font les affiches ou les inscriptions brandies le long des routes ? On a pu rire, ou être effaré, de voir des représentants des gilets jaunes désavoués aussitôt que désignés, ou menacés de mort s’ils entamaient une négociation avec le gouvernement. Mais la question est sérieuse : la dépossession est radicale lorsque l’on confie son destin à quelqu’un d’autre.

La solution consiste à verrouiller la négociation en chargeant les représentants d’une feuille de route à laquelle ils devront se tenir – ce que l’on appelait, à l’époque de Rousseau, un mandat impératif. Les gilets jaunes sont ainsi entrés en politique : ils ont listé et hiérarchisé leurs priorités, ils ont élaboré un programme. Ils ont posé le geste que Rousseau savait inévitable : former une « association partielle » (aujourd’hui, on dirait un parti ou un lobby). Et celle-ci exprime, selon Rousseau, non pas une volonté platement catégorielle, mais une « volonté générale » – celle qui est propre à ce groupe, et qui va dès lors se heurter aux volontés générales réfléchies et énoncées par une foule d’autres groupes.

Car il n’y a pas, pour Rousseau, de volonté générale en soi, propriété exclusive de l’Etat ou de la Nation : il y a autant de volontés générales que de groupes et de niveaux où il s’en élabore, et elles sont toutes légitimes si, au sein de chaque groupe, chacun a pu contribuer à les définir. Comme les gilets jaunes ne se satisfont pas des décisions prises par Emmanuel Macron, ils vont repartir à l’assaut en étant convaincus qu’ils incarnent la volonté générale, puisqu’ils en ont effectivement dégagé une, avalisée de surcroît par les sondages.

Dans le nouveau bras de fer qui se profile, leur catalogue de revendications va se voir opposer une volonté générale plus large, qui prétendra avoir été pensée à l’échelle de la nation entière, avec ses impératifs budgétaires, de compétitivité, ou encore climatiques. Pour les convaincre que ces intérêts supérieurs ne sont pas un piège au nom duquel on repousse leurs revendications, il faudra démontrer qu’il s’agit d’intérêts réellement « communs », qui sont l’objet même de la démocratie selon Rousseau. Dans une société éclatée et compartimentée, individualiste et inégalitaire, l’exercice sera difficile, voire impossible : l’épreuve de force ne fait sans doute que commencer.

Ce texte a été publié dans Le Soir du 12 décembre 2018.

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