Carnet de crise #15 du 17 avril 2020 : Les droits et libertés à l’épreuve de la crise sanitaire (Covid-19)

La période de confinement que traversent actuellement la Belgique et la plupart des pays est inédite à bien des égards.

En particulier, sur le plan juridique et politique, cette situation engendre un nombre important de procédures exceptionnelles et l’adoption de mesures largement dérogatoires au droit commun. Qu’il s’agisse des pouvoirs spéciaux qui bouleversent l’équilibre traditionnel entre nos pouvoirs constitués ou des mesures adoptées pour limiter l’impact de la crise sur le budget de la sécurité sociale, les dispositifs extraordinaires se multiplient.

Afin de mieux comprendre ce qui se joue sous nos yeux, le Centre de droit public de l’ULB vous propose son Carnet de crise : régulièrement, ses membres mettront en ligne analyses et commentaires de ces dispositifs sous une forme accessible.

Bien entendu, les propos diffusés dans ce cadre n’engagent que leur auteur et autrice et non l’ensemble du CDP.

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Pour faire face à la crise sanitaire liée à la propagation rapide du Covid-19, les autorités ont pris une série de mesures extraordinaires dont, on le sait, des mesures visant au confinement de la population par un simple arrêté du ministre de l’intérieur adopté le 23 mars 2020, modifié le 3 avril. Certes, cet arrêté trouve son fondement, pour l’essentiel, dans la loi du 15 mai 2007 relative à la sécurité civile mais l’on doute que le législateur ait imaginé que cette habilitation puisse un jour être mise en œuvre à l’échelle de tout le territoire du Royaume et entrainer les restrictions, sans précédent, aux libertés fondamentales que nous connaissons.

1. La première liberté drastiquement restreinte est, bien sûr, la liberté d’aller et venir[1]. Hormis l’exercice des activités essentielles à la Nation et la possibilité de travailler s’il est possible de respecter les mesures de distances physiques, chacun est tenu de rester chez lui sauf en cas de nécessité ou de raisons urgentes[2]. Pour alléger le poids de l’enfermement, l’arrêté autorise les « promenades extérieures avec les membres de la famille vivant sous le même toit en compagnie d’une autre personne » ou l’« exercice d’une activité physique individuelle ou avec les membres de sa famille vivant sous le même toit ou avec toujours le même ami, et moyennant le respect d’une distance d’au moins 1,5 mètre entre chaque personne ». Le droit de quitter le pays (ou d’y entrer)[3] est suspendu, sauf raisons essentielles. Les libertés de réunion[4], de religion[5] et le droit à l’enseignement[6] sont sévèrement limités également : les rassemblements sont interdits, sous réserve d’exceptions très strictes ; les réunions et célébrations civiles et religieuses sont interdites sauf les mariages et les cérémonies funéraires mais seulement en présence des époux et leurs témoins pour les mariages et de 15 personnes maximum pour les funérailles. Toutes les écoles maternelles, primaires, secondaires, les Hautes Écoles et les Universités sont fermées aux élèves et étudiants ; l’enseignement est limité aux cours à distance – pour ceux qui ont un accès à l’Internet et un espace qui le permettent.

Le droit au respect de la vie privée et familiale est impacté[7] parce que les personnes doivent justifier leur déplacement et ne peuvent plus se réunir s’ils ne vivent pas sous le même toit, ni se rendre visite[8].

Le droit au travail[9], la liberté du commerce et de l’industrie[10], et donc la possibilité de générer un revenu, sont atteints dans leur substance même : la majorité des commerces, magasins, hôtels, restaurants, bars etc. doivent rester fermés ainsi que les entreprises qui ne peuvent garantir la distanciation sociale des employés.

Les droits culturels sont restreints également puisque les portes des musées, théâtres, cinémas, bibliothèques, salles de spectacles doivent rester fermées.

2. Outre les mesures visant à limiter la propagation du virus, la pandémie appelle des mesures pour pallier les effets de la crise sanitaire, économique et sociale qui en résultent.

A cette fin, les différents exécutifs, à l’exception de ceux de la Région flamande, de la Communauté flamande et de la Communauté germanophone[11], se sont plus ou moins rapidement[12], vus confier des pouvoirs spéciaux. Ceux-ci permettent à l’exécutif d’agir dans le champ réservé au pouvoir législatif et donc de modifier, abroger ou compléter les lois, décrets et ordonnances, en se dispensant par ailleurs, au besoin, de recueillir l’avis préalable de la section de législation du Conseil d’État, en motivant l’impossibilité de consulter ses jurisconsultes, même selon la procédure urgente.

Parmi les premières mesures prises par le Gouvernement fédéral sur la base de cette habilitation d’exception, un temps d’arrêt a été imposé à la Justice et à ses acteurs. L’exécutif ordonne en effet la suspension des délais de prescription, en ce compris de l’action publique, et de tous les délais de recours, à l’exception notable de ceux qui courent au pénal contre les personnes condamnées pour introduire un appel, faire opposition ou former un pourvoi en Cassation. Manifestement, certains justiciables ne méritent pas le même égard face à l’impérieuse nécessité d’arrêter le temps pour les autres, et pour l’Etat lui-même en la personne du Procureur du Roi qui le représente. Ensuite, faisant aveu de l’incapacité de l’Etat à assurer des conditions de travail décentes pour les magistrats, greffiers, avocats, le Gouvernement suspend la tenue des audiences physiques – sauf devant les juridictions répressives – et les remplace, sauf opposition d’une partie, par des prises en délibéré en procédure écrite au risque pour celui qui s’y oppose que l’affaire soit remise aux calendes grecques. Enfin, et surtout, le Gouvernement suspend – sauf urgence couplée à un péril particulier – tous les délais de procédure jusqu’à un mois après la date de levée des effets des mesures exorbitantes qu’il impose au troisième Pouvoir, touchant ainsi au droit fondamental à l’accès à un tribunal et à l’indépendance de la Justice, et de ses acteurs, à établir leur propre calendrier[13].

3. Bien que le monde ait connu au moins deux pandémies en 1957 et en 1968 d’une ampleur au moins comparable à celle du Covid-19, c’est la première fois qu’en temps de paix, les droits et libertés fondamentaux sont à ce point restreints.

Au-delà des mesures normatives, une brèche bien plus inquiétante au droit à la vie privée est surtout portée par le système de transmission des données de géolocalisation des opérateurs de téléphonie et de l’Internet aux autorités publiques, pour qu’elles travaillent sur des données agrégées et anonymisées, en vue de surveiller les déplacements des personnes, étudier les foyers d’épidémie et le respect de la distanciation sociale. Le RGDP autorise, certes, ce type de dérogations mais toujours dans le respect du droit à la vie privée.

4. De telles restrictions aussi inédites qu’importantes aux droits et libertés sont justifiées par la protection de la santé publique, qui constitue assurément un objectif légitime au regard des exigences du droit constitutionnel et international des droits humains[14]. Toutefois, la poursuite d’un objectif légitime ne peut à lui seul suffire à justifier l’atteinte aux droits et libertés. D’autres conditions doivent être respectées. Le respect de certaines d’entre-elles est, en l’occurrence, problématique. Soulignons, entre autres, les ingérences du pouvoir exécutif à l’égard de l’ordre judiciaire, alors que celui-ci avait déjà pris les mesures que les chefs de corps estimaient nécessaires ; l’exclusion du bénéfice de certaines mesures à l’égard d’une partie de la population : pourquoi les délais de recours, par exemple, ne sont-ils pas prolongés à l’égard du justiciable des juridictions répressives ? Comment justifier la mise à l’arrêt des procédures judiciaires, alors que la Justice n’est pas qu’un service public essentiel à la Nation, mais un de ses Pouvoirs, susceptible de contrôler l’action de l’Exécutif par temps de confinement ?

C’est évidemment la proportionnalité des mesures prises qui pourrait être discutée à l’envi. Deux grands principes gouvernent la proportionnalité : la mesure doit être efficace et constituer la voie la moins attentatoire aux droits fondamentaux. Les mesures semblent aptes à atteindre l’objectif de santé publique qu’elles poursuivent en évitant essentiellement la saturation des hôpitaux, mais leur efficacité peut être questionnée lorsque l’on sait que la Belgique se place tristement en bonne position en nombre de morts par habitants[15], et que selon une étude de l’UCL, les mesures de confinement auraient un faible impact sur la propagation du virus[16]. Surtout, elles ne sont pour certaines d’entre-elles nécessaires qu’à défaut pour l’Etat d’avoir pu mettre en œuvre des mesures moins intrusives et plus efficaces à préserver le fonctionnement de nos institutions de santé, d’aide aux personnes âgées ou de Justice, par sa défaillance à pouvoir dépister les personnes infectées et celles qui sont immunisées, à pouvoir alimenter en matériel de protection les services qui doivent fonctionner, et assurer que chacun puisse disposer de ce matériel, comme des masques, dans des délais raisonnables. Les mises en garde, nombreuses, des experts depuis plusieurs années, auraient dû être entendues et les mesures de prévention prises en conséquence.

L’enjeu du déconfinement au regard des droits et libertés

5. Seules les mesures adoptées à la faveur des pouvoirs spéciaux par les gouvernements devront être confirmées par les parlements concernés et, partant, soumises à un débat démocratique qui n’interviendra toutefois qu’après qu’elles aient toutes définitivement vidé leurs effets. Alors que les enjeux nécessitent une vigilance particulière des assemblées élues, il est fort peu probable qu’elles ne soient pas toutes validées.

6. D’ici-là, d’autres mesures, sans doute moins drastiques, risquent d’être imposées à la population comme prix du déconfinement tant attendu. Seront-elles strictement nécessaires et proportionnées ? A quel objectif entendront-elles répondre ?

D’aucuns proposent ou réclament le développement d’applications dites de « contact tracing »[17]. Le recours à ces techniques de traçage digital soulève d’importantes questions touchant à la conception même que l’on se fera, à l’avenir, du droit au respect de la vie privée. Doit-on accepter d’être non seulement géolocalisé ou géolocalisable en permanence mais que toutes les personnes dont les portables ont pu « matcher » avec le nôtre puissent être identifiées et ainsi de suite, pour retracer les contacts, avérés ou possibles, à distance de caddye de supermarché ou de rame de métro pour pouvoir tracer « l’arbre généalogique » du Covid-19 et alerter les personnes croisées, même à plus d’un mètre et demi de distance ? Les plus rassurants évoquent l’idée d’en limiter l’usage aux seuls « volontaires »[18]. Or, la renonciation au respect de la vie privée connait des limites que la pression sociale qui pèsera sur les récalcitrants est susceptible de méconnaitre, ne fut-ce qu’en viciant le caractère volontaire du consentement, sans parler des conséquences inconnues à ce jour pour les personnes qui refuseraient de s’y soumettre. Seront-elles tenues de rester confinées ?

Le RGDP n’interdit pas le traçage individuel sous certaines conditions mais il ne prévoit pas le consentement comme seul fondement de sa légalité. Un tel système doit poursuivre un objectif d’intérêt public[19] et doit en conséquence répondre aux exigences de nécessité et d’efficacité. Comme le souligne la Secrétaire générale du Conseil de l’Europe, le traitement à grande échelle de données personnelles au moyen de l’intelligence artificielle ne peut être réalisé que si les preuves scientifiques démontrent de manière convaincante que les avantages potentiels en termes de santé publique sont supérieurs à ceux que procureraient d’autres solutions moins intrusives[20].

La vrai question, au-delà des enjeux pour les promoteurs de telles applications, est donc celle de l’intérêt réel d’une application susceptible de faire le relevé des mises en contact à portée de captation bluetooth.

7. Dès aujourd’hui et ensuite, après la crise sanitaire, l’enjeu majeur sera d’empêcher que certaines mesures d’exception soient coulées dans le droit commun. Yves Poulet, Pro-recteur de l’Université de Namur et spécialiste du droit des technologies, s’en inquiétait récemment en ces termes : « Faut-il, en effet, rappeler que les mesures prises en septembre 2001 sont toujours bien présentes sans que leur efficacité ait été démontrée, loin de là ? »[21].

Le Covid malmène nos démocraties. Certains choix politiques aussi. D’autres seront déterminants pour l’avenir de notre démocratie puisque d’autres crises majeures, sanitaires, environnementales et économiques nous attendent. Soit, nous déciderons de doter l’État des moyens nécessaires et de les affecter à la prévention, soit, nous devrons renoncer au concept même de l’État garant des droits et libertés individuelles.

Annemie Schaus, professeure et Vincent Letellier, chercheur au centre de droit public, ULB.

[1], E.a. articles 12, de la Constitution, et 2, § 1er, du Protocole 4 à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après CEDH) et 5 de la CEDH, 12 du Pacte international sur les droits civils et politiques (PIDCP), 45 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (la Charte).

[2] Arrêté ministériel du 23 mars 2020.

[3]Article 2, § 2 du Protocole 4 à la CEDH.

[4] E.a. articles 26 de la Constitution, 11 de la CEDH, 21 du PIDCP, 12 de la Charte.

[5] E.a. articles 19 de la Constitution, 9 de la CEDH, 18 PIDCP, 10 de la Charte.

[6] E.a. articles 24 de la Constitution, 2 du premier protocole à la CEDH, 13 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturel (ci-après PIDESC), 14 de la Charte.

[7] E.a. articles 22 de la Constitution, 8 de la CEDH, 17 PIDCP, 7 de la Charte.

[8] Malgré l’annonce de la Première Ministre du 15 avril. Voy. pour la Région de Bruxelles-Capitale, l’arrêté du Ministre-Président du 7 avril prolongeant l’interdiction des visites dans les maisons de repos et de soins dans le cadre de mesures d’urgence pour limiter la propagation du Coronavirus – Covid-19 (Monit., 14 avril).

[9] E.a. article 23 de la Constitution, 6 du PIDESC, 15 de la Charte.

[10] E.a. article 7 de la loi des 2 et 17 mars 1791 (décret d’Allarde), 1 du premier protocole à la CEDH, 16 de la Charte.

[11] Un bon nombre de mesures prises par arrêtés de pouvoirs spéciaux par les Régions ont été adoptées par le décret du 6 avril 2020 « de crise 2020 » (Monit., 14 avril 2020).

[12] Dès le 17 mars pour la Région wallonne et la Communauté française, « seulement » le 27 mars pour l’Etat fédéral.

[13] E.a. articles 13 de la Constitution, 6 de la CEDH, 14 du PIDCP, 47 de la Charte.

[14] E.a. articles 5 et 8 à 11 de la CEDH.

[15] https://plus.lesoir.be/294338/article/2020-04-14/carte-blanche-la-belgique-est-desormais-le-deuxieme-pays-le-plus-affecte-par-le?referer=%2Farchives%2Frecherche%3Fdatefilter%3Dlastyear%26sort%3Ddate%2520desc%26word%3DG.%2520Pleyers

[16] https://plus.lesoir.be/294653/article/2020-04-15/les-mesures-strictes-de-confinement-ont-un-impact-tres-faible-sur-la-propagation

[17] Voy. e.a. Pan-european privacy preserving proximity tracing (https://www.insideprivacy.com/covid-19/covid-19-apps-and-websites-the-pan-european-privacy-preserving-proximity-tracing-initiative-and-guidance-by-supervisory-authorities/)

[18] https://plus.lesoir.be/295067/article/2020-04-16/coronavirus-comment-va-tracer-vos-contacts

[19] Article 52 du RGDP.

[20] https://www.coe.int/fr/web/data-protection/home

[21] https://trends.levif.be/economie/high-tech/numerik/covid-19-numerique-et-libertes/article-opinion-1276493.html

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