La période de confinement que traversent actuellement la Belgique et la plupart des pays est inédite à bien des égards.
En particulier, sur le plan juridique et politique, cette situation engendre un nombre important de procédures exceptionnelles et l’adoption de mesures largement dérogatoires au droit commun. Qu’il s’agisse des pouvoirs spéciaux qui bouleversent l’équilibre traditionnel entre nos pouvoirs constitués ou des mesures adoptées pour limiter l’impact de la crise sur le budget de la sécurité sociale, les dispositifs extraordinaires se multiplient.
Afin de mieux comprendre ce qui se joue sous nos yeux, le Centre de droit public de l’ULB vous propose son Carnet de crise : régulièrement, ses membres mettront en ligne analyses et commentaires de ces dispositifs sous une forme accessible.
Bien entendu, les propos diffusés dans ce cadre n’engagent que leur auteur et autrice et non l’ensemble du CDP.
Télécharger le Carnet de crise #10 : L’enjeu démocratique des gouvernements minoritaires
On a observé hier qu’un gouvernement minoritaire est une réponse souple et efficace pour répondre à des situations de crise[2]. S’il est efficace, il n’est néanmoins pas sans poser question du point de vue de sa légitimité démocratique. En effet, le Parlement est composé de 150 membres qui ont été élus par le peuple et qui ont donc reçu la confiance des électeurs. Toutefois, il est difficile de gouverner un pays à 150 tant les dossiers sont nombreux et complexes[3]. Pour cette raison, le Parlement doit donner sa confiance à un gouvernement qui est chargé d’exécuter les lois qu’il vote. Cette confiance permet au gouvernement de bénéficier d’une certaine légitimité démocratique, certes indirecte puisque ce ne sont pas les électeurs qui la lui donnent, mais les parlementaires. Cette confiance n’est néanmoins pas un chèque en blanc. Le Parlement contrôle l’action du gouvernement et il peut décider, à tout moment, de le remplacer. Le gouvernement minoritaire présente cette particularité qu’il est composé de partis qui n’ont pas la majorité des sièges au Parlement, son organe de contrôle. Est-il dès lors légitime démocratiquement s’il ne peut compter sur la majorité des sièges et, par conséquent, de la majorité des voix émises par le corps électoral ?
1. La légitimité démocratique des gouvernements minoritaires
La légitimité démocratique du gouvernement Wilmès II n’est pas à remettre en question avec ses 65 % de votes favorables acquis au vote de confiance (82 sur 126 soit également 54,6 % des 150 sièges). Il est clairement consenti par la Chambre.
Dans d’autres cas, comme pour le gouvernement Eyskens II (1958) et Tindemans I (1974), la Chambre a également consenti à leur mise en place. On peut néanmoins s’interroger sous un angle plus philosophico-politique quant à leur légitimité démocratique dans la mesure où, comme nous l’avons expliqué hier[4], ils ont été institués par un vote de confiance, mais sans que la majorité des sièges (76 sur 150) soit nécessairement acquise au moment du vote puisqu’il suffit d’obtenir la majorité des suffrages des membres présents au Parlement. Si cette possibilité est bien entendu contestable, il faut néanmoins préciser qu’elle est également applicable pour les gouvernements majoritaires et qu’elle a pour avantage de permettre une certaine souplesse pour contourner des situations de blocage.
En revanche, d’autres gouvernements minoritaires sont bien plus douteux sous l’angle de leur légitimité démocratique parce qu’ils n’ont pas été consentis explicitement par la Chambre.
D’emblée, précisons que n’entrent pas dans cette catégorie les gouvernements qui sont devenus minoritaires à la suite d’élections, c’est-à-dire ceux qui étaient majoritaires, mais qui ont subi une défaite électorale telle qu’ils n’ont plus la majorité au Parlement. On ne peut pas leur reprocher de ne pas être démocratiquement légitimes puisque leurs pouvoirs sont limités aux affaires courantes. L’étendue de leur pouvoir, déjà restreinte, correspond donc à leur manque de légitimité. En effet, après les élections, ils sont contraints d’expédier les affaires courantes en attendant la formation d’un gouvernement qui reflète la volonté du Parlement. Cette théorie permet de pallier le manque de contrôle démocratique d’un gouvernement qui n’a plus rien à perdre, parce qu’il est par exemple déjà démissionnaire. Ce faisant, elle réduit le périmètre d’actions du gouvernement aux affaires qui n’engagent pas de choix politiques susceptibles, en temps normal, d’engager sa responsabilité[5] . Leur légitimité démocratique correspond donc déjà avec l’étendue de leurs pouvoirs.
Par contre, des gouvernements majoritaires qui ont obtenu la confiance de la Chambre peuvent devenir minoritaires en cours de route. Tel est le cas lorsqu’un parti de la coalition quitte le gouvernement et ne lui permet plus de compter sur le soutien d’une majorité de députés ou lorsque des députés d’un parti de la coalition changent de parti et font également perdre ce soutien majoritaire au gouvernement. Ces cas de figure sont fondés sur des cas réels. Le premier a, par exemple, été mis en pratique en décembre 2018 lorsque la N-VA est sortie du gouvernement à la suite de son différend concernant le Pacte des migrations qu’il avait pourtant préalablement accepté[6] . Quant à la perte de la majorité par le transfuge de députés, on se souviendra que c’est ce qui est arrivé au Parlement de la Région wallonne lorsque la députée, Patricia Potigny, a fait défection au MR pour rejoindre la Liste Destexhe. Dans ces deux cas de figure, le gouvernement n’a pas pris la peine de poser une question de confiance à l’assemblée devant laquelle il est censé fonder sa légitimité. Dans de telles occasions, un gouvernement minoritaire qui refuse de poser une question de confiance, alors que son soutien majoritaire est clairement ébranlé, est relativement dangereux pour notre système démocratique. Il continue à bénéficier des pleins pouvoirs, alors qu’il ne bénéficie plus de la base parlementaire qui les fonde. La moindre des choses serait qu’un tel gouvernement pose la question de confiance ou, à défaut, démissionne pour être restreint aux affaires courantes en vue de faire correspondre ses pouvoirs avec sa légitimité démocratique.
2. Les gouvernements minoritaires revitalisent-ils notre système démocratique ?
Les gouvernements minoritaires sont intéressants d’un point de vue démocratique, car ils ouvrent les discussions et ne réduisent pas les débats et les votes entre les partis qui ont souscrit à l’accord de majorité et ceux restés dans l’opposition. En effet, faute d’accord de majorité, puisque celle-ci n’existe plus, les majorités peuvent se construire au gré des dossiers. C’est d’ailleurs ce constat réjouissant qui semble avoir animé les parlementaires fédéraux élus en 2019 durant le début de leur législature comme en témoignent les avancements sur des dossiers en matière éthique (euthanasie), de justice (allègement des conditions d’avortement) et de santé (constitution d’un fonds blouse blanche) où des majorités alternatives se sont dessinées.
Ceci étant, ces éclaircies démocratiques peuvent être éclipsées par des forces contraires.
Tout d’abord, des majorités alternatives peuvent cesser de se constituer au fur et à mesure qu’une coalition majoritaire s’esquisse. Afin de créer un climat de confiance entre de potentiels partenaires, la prudence peut prendre le dessus. Elle peut induire certains partis politiques à lever le pied et à ne pas conclure des alliances, sur certaines propositions de loi, avec d’autres partis qui ne seraient pas pressentis dans le nouveau gouvernement[7] . En effet, dans l’optique de constituer un gouvernement, les partis sont amenés à privilégier un accord de majorité qui leur accorde des garanties programmatiques sur le long terme plutôt qu’à soutenir une norme qui pourrait heurter les sensibilités des prochains partenaires. On peut néanmoins, voir le verre à moitié plein et considérer que cette retenue est aussi le signe d’un début de coopération entre partis avec une vision sur le long terme.
Justement, le manque de vision sur le long terme peut également caractériser les gouvernements minoritaires. Puisqu’il n’y a pas d’accord de majorité pour la législature, les dossiers et les alliances se tissent jour après jour entre les partis politiques qui n’ont plus les mains liées et qui peuvent, par conséquent, conclure des accords avec des partis différents sur chaque dossier. Toutefois, cette liberté retrouvée donne naissance à des majorités diverses et variées sans véritable vision stratégique, ce qui peut parfois aboutir à l’adoption de normes contradictoires.
La démocratie est, peut-être vivifiée, à un échelon supérieur, à savoir entre les partis, mais cette revitalisation n’atteint pas, l’échelon inférieur, des représentants directement élus qui sont encore soumis à des logiques partisanes. Un gouvernement minoritaire permet donc de rompre avec la logique de « majorité contre opposition », mais il ne peut, en principe, rien quant aux effets de la particratie. Nous approfondirons cette question dans le carnet de crise ultérieur.
Enfin, le gouvernement minoritaire est une réponse souple à la crise, car il permet d’instituer un gouvernement à la majorité des membres présents au Parlement sans qu’il soit nécessaire d’obtenir la majorité des sièges (76). Cependant, la souplesse des règles qui permettent de mettre en place un gouvernement contraste avec la rigidité de celles applicables pour le faire tomber. En effet, si le Parlement ne soutient plus le gouvernement, il peut mettre en cause sa responsabilité et le remplacer. Toutefois, la majorité nécessaire à cette fin est plus compliquée à obtenir puisque celle-ci ne s’exprime plus à la majorité des suffrages, mais elle exige, au moins, une majorité des sièges de l’assemblée soit minimum 76. De plus, il ne suffit pas d’avoir 76 parlementaires pour s’opposer à la politique du gouvernement, faut-il encore qu’ils s’accordent sur le nom d’un successeur au Premier ministre[8]. S’il est donc aisé d’instituer un gouvernement minoritaire, il est, en revanche, beaucoup plus difficile de le destituer. Ainsi est façonnée notre architecture constitutionnelle qui entendait construire, avant tout, un système politique stable.
Il en résulte que les gouvernements minoritaires peuvent vivifier notre système démocratique puisqu’ils permettent aux partis politiques d’agir plus librement et de tisser des alliances au gré des dossiers. De tels effets doivent forcément remettre en question notre modèle classique des gouvernements majoritaires. Il ne faut pas, pour autant, angéliser ce type de gouvernement qui est encore soumis à des forces supérieures comme la particratie. Ainsi que nous l’avons également vu hier et avant-hier, le gouvernement minoritaire permet également de doter nos institutions politiques d’une certaine stabilité capable de résoudre des crises politiques, économiques ou sanitaires. Toutefois, cette stabilité n’est pas sans faille puisqu’il est plus facile d’instituer un gouvernement que de le destituer. Raison pour laquelle le gouvernement minoritaire doit être manié avec davantage de précautions que n’importe quel autre gouvernement et qu’il revient, notamment, à un gouvernement majoritaire qui est devenu minoritaire en cours de législature de ne pas se rendre coupable d’un déni de démocratie en s’abstenant de poser une question de confiance au Parlement. À cet égard, la promesse faite par le gouvernement Wilmès II de revenir au Parlement pour redemander la confiance dans les six mois qui suivent son investiture constitue une démarche respectueuse de nos institutions démocratiques[9].
Lucien Rigaux, Doctorant et assistant à l’ULB
[1] Cette contribution reprend certains extraits de la contribution à paraître dans la Revue belge de droit constitutionnel (L. RIGAUX, « Les gouvernements minoritaires en Belgique. Leur formation et l’étendue de leur pouvoir au regard de leur légitimité démocratique », R.B.D.C., 2020, à paraître). L’auteur tient à remercier la Revue de lui laisser la liberté de communiquer certains développements avant la publication du texte.
[2] https://droit-public-et-social.ulb.be/carnet-de-crise-9-historique-des-gouvernements-minoritaires-en-belgique-de-1830-a-aujourdhui-une-solution-de-crise1/
[3] Cela n’empêche pas que de nouveaux mécanismes comme le Référendum d’initiative citoyenne (RIC) puissent être envisagés pour donner un certain pouvoir de décision aux citoyens. Voy. à ce sujet L. RIGAUX, « Vertus et limites du RIC. Une désaliénation politique qui gagne du terrain », Bruxelles Laïque Echos, septembre 2019, pp. 29-33, disponible sur https://issuu.com/bxllaique/docs/ble106web.
[4] https://droit-public-et-social.ulb.be/carnet-de-crise-9-historique-des-gouvernements-minoritaires-en-belgique-de-1830-a-aujourdhui-une-solution-de-crise1/
[5] Voy. notamment C.E., 18 janvier 2007, Meulemeester et Ville de Charleroi, n°166.925, p. 15 ; C.E., 31 aout 2011, Syndicat des avocats pour la démocratie, n° 214.911, p. 27 ; C.E., 17 mai 2016, de Crombrugghe de Picquendaele, n°234.747, p. 6.
[6] A ce sujet voy. M. EL BERHOUMI, Chronique de crise : la chute du Gouvernement Michel» J.T., 2019, pp. 273-280.
[7] Voy. par exemple M. BIERME, « Crise politique : le grand blues des parlementaires fédéraux », Le Soir, 19 décembre 2019, disponible le 25 décembre 2019 sur https://plus.lesoir.be/267812/article/2019-12-19/crise-politique-le-grand-blues-des-parlementaires-federaux.
[8] Art. 96, §2 de la Constitution.
[9] Motion de confiance déposée par la Première ministre à l’issue de la déclaration du gouvernement, C.R.I., Ch. repr., 2019-2020, séance plénière du 19 mars 2020, pp. 2 et 37.