Carnet de crise #2 : Crise politique fédérale : vers un apaisement durable ?

La période de confinement que traversent actuellement la Belgique et la plupart des pays est inédite à bien des égards.

En particulier, sur le plan juridique et politique, cette situation engendre un nombre important de procédures exceptionnelles et l’adoption de mesures largement dérogatoires au droit commun. Qu’il s’agisse des pouvoirs spéciaux qui bouleversent l’équilibre traditionnel entre nos pouvoirs constitués ou des mesures adoptées pour limiter l’impact de la crise sur le budget de la sécurité sociale, les dispositifs extraordinaires se multiplient.

Afin de mieux comprendre ce qui se joue sous nos yeux, le Centre de droit public de l’ULB vous propose son Carnet de crise : régulièrement, ses membres mettront en ligne analyses et commentaires de ces dispositifs sous une forme accessible.

Bien entendu, les propos diffusés dans ce cadre n’engagent que leur auteur et autrice et non l’ensemble du CDP.

Après l’accord entre dix partis conclu ce lundi, le gouvernement Wilmès disposera de pouvoirs spéciaux pour affronter les défis sanitaires pendant six mois. Cette mise entre parenthèses de la crise politique fédérale est salutaire, compte tenu de l’ampleur du drame que nous vivons, et elle redonne de l’optimisme. Mais au vu de l’ensemble des événements qui ont suivi le dernier scrutin, il y a de quoi s’inquiéter pour la suite.

Au lendemain des élections du 26 mai dernier, il était clair que le cumul des clivages droite-gauche et Flandre-Wallonie serait détonnant : la Flandre avait voté à droite et la Wallonie à gauche. C’est le motif le plus manifeste des blocages qui se sont succédé. Non seulement allier PS et N-VA était pratiquement impossible, déjà sur papier, mais en outre les solutions alternatives butaient sur le même problème : la droite domine au sein de la Chambre dans son ensemble, mais la gauche s’est nettement renforcée en Wallonie et le PS, en particulier, n’entend pas s’engager dans un gouvernement centriste alors que le PTB cartonne.

On l’a vu au fil des mois, il ne suffit donc pas d’écarter le scénario d’un gouvernement alliant la N-VA et le PS pour régler la question. Face à l’hypothèse d’une coalition arc-en-ciel, les partis libéraux craignent d’être tirés vers la gauche au mépris de la tendance générale du scrutin. L’Open VLD aurait pu se lancer dans une telle coalition, fin 2019, mais il a préféré s’abstenir. Et la même difficulté vaut pour le CD&V dans l’hypothèse d’une coalition Vivaldi. Si, dans quelques mois, on négocie la mise en place d’un nouveau gouvernement, il y aura de nouveau un choc entre les exigences, à gauche, de refinancer les soins de santé et de porter la pension minimale à 1500 € nets et, à droite, les revendications de rigueur budgétaire et de baisse de la pression fiscale.

Le clivage droite/gauche est d’autant plus crucial qu’il s’est renforcé dans les intentions de vote, à en croire le sondage IPSOS publié par Le Soir ce week-end. Par rapport aux élections, le bloc constitué par la N-VA et le VB s’est encore renforcé en Flandre, et le VB devance désormais la N-VA ; de même, en Wallonie, le total des intentions de vote en faveur du PS, d’Ecolo et du PTB est supérieur au résultat total obtenu en mai 2019. Il n’est pas sûr que ces tendances se maintiendront, mais au moment où l’on sortira de la crise sanitaire et où il faudra faire de nouveaux choix en matière économique, une opposition pourrait apparaître entre une demande de politique de relance, à gauche, et une volonté de revenir à plus d’orthodoxie budgétaire, à droite. Sans parler de la question migratoire, qui s’est dramatiquement aggravée ces dernières semaines et sur laquelle un accord sera difficile à trouver sur fond de poussée de l’extrême droite flamande.

Ce clivage classique ne sera cependant pas seul en jeu, car une autre ligne de division, occultée par la crise sanitaire, risque de sortir renforcée par le coronavirus : je veux parler de l’urgence de lutter contre le dérèglement climatique, qui est loin d’être admise au même degré par tous les partis. La N-VA se dit climato-réaliste mais flirte avec le climato-scepticisme et place les intérêts économiques avant la lutte climatique. L’Open VLD et le CD&V sont plus volontaristes, mais ne donnent pas l’impression d’avoir pris la mesure de l’enjeu, qui n’est pas prioritaire dans leur agenda. Le monde politique francophone est davantage engagé dans la lutte pour le climat, mais il reste qu’il n’a pas été possible d’installer un gouvernement fédéral arc-en-ciel qui aurait pu faire de cette lutte une de ses lignes de force.

Or la question va revenir, une fois la crise sanitaire passée, et elle prendra un tour plus aigu. D’abord parce que, depuis que le gouvernement fédéral est passé en affaires courantes fin 2018, la Belgique a pris un retard considérable sur cette question. Ensuite parce que le problème climatique s’accentue de mois en mois, et que l’Union européenne risque de le faire passer au second plan pour affronter la crise économique et financière provoquée par l’épidémie de coronavirus. Enfin parce que les Etats montrent, avec la crise sanitaire, qu’ils peuvent jeter toutes leurs forces dans une bataille quand elle est urgente et nécessaire. Pour ces trois raisons, les militants du climat et les partis écologistes risquent de mettre les partis traditionnels sous pression, dans quelques mois, afin d’obtenir le même degré d’engagement en faveur de la cause climatique. Et le débat ne portera pas seulement sur les moyens financiers à mobiliser. Les facteurs qui ont aggravé le problème du Covid-19 sous-tendent aussi le dérèglement climatique, de l’explosion des déplacements aériens à la démultiplication des échanges de marchandises à l’échelle mondiale. Pour certains, ce sera l’occasion d’une remise en cause radicale de notre modèle économique, ce qui provoquera des résistances.

Il va sans dire, enfin, que nous retrouverons tôt ou tard nos questions institutionnelles. On peut être plus optimiste, sur ce point, en notant que la plupart des partis, y compris flamands, se sont prononcés pour une septième réforme de l’Etat qui serait rationnelle et sans tabous, cherchant uniquement l’efficacité, au point d’admettre des retours de compétences vers le niveau fédéral. Certains membres du CD&V ont surpris par leur ouverture à cet égard. Mais la N-VA campe sur son option confédéraliste, et le CD&V l’a rejointe sur cette ligne il y a une semaine. En demandant la régionalisation des soins de santé, par exemple, et la gestion de ceux-ci depuis la Flandre et la Wallonie sur le territoire de Bruxelles, le CD&V a réactivé un modèle datant du début des années 1960. Comme pour les autres clivages évoqués ici, les vieilles divisions ont la vie dure.

Au terme de cette réflexion, on doit conclure logiquement au risque d’un retour de la tempête après le calme, c’est-à-dire après la période de soutien au gouvernement fédéral en matière économique et sanitaire. Mais le pire n’est pas toujours sûr. Il est possible que l’expérience d’une large collaboration autour d’une cause commune d’importance majeure retisse des liens de confiance entre des partis qui ont eu tant de mal à s’accorder depuis bientôt dix mois, et qui pourraient alors surmonter leurs divisions. Dans cette hypothèse, une crise en résoudrait une autre, ce qui serait typiquement belge. Mais ce n’est pas acquis.

Vincent de Coorebyter, professeur, Le Soir du 18 mars 2020

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