Cahier de crise #19 du 23 avril 2020 : Le Covid-19 ne suspend pas le droit de la santé au travail. Il en renforce les exigences.

La période de confinement que traversent actuellement la Belgique et la plupart des pays est inédite à bien des égards.

En particulier, sur le plan juridique et politique, cette situation engendre un nombre important de procédures exceptionnelles et l’adoption de mesures largement dérogatoires au droit commun. Qu’il s’agisse des pouvoirs spéciaux qui bouleversent l’équilibre traditionnel entre nos pouvoirs constitués ou des mesures adoptées pour limiter l’impact de la crise sur le budget de la sécurité sociale, les dispositifs extraordinaires se multiplient.

Afin de mieux comprendre ce qui se joue sous nos yeux, le Centre de droit public de l’ULB vous propose son Carnet de crise : régulièrement, ses membres mettront en ligne analyses et commentaires de ces dispositifs sous une forme accessible.

Bien entendu, les propos diffusés dans ce cadre n’engagent que leur auteur et autrice et non l’ensemble du CDP.

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Pour endiguer la propagation du Covid-19, le gouvernement a mis en place des mesures temporaires de santé publique[1]. Ces mesures touchent tous les aspects de la vie sociale, en ce compris les relations de travail. Dans ce domaine, le gouvernement a mis en place deux règles en cascade : un, le principe du télétravail et, deux, quand cela n’est pas possible, le respect d’une distance d’1,5 mètre entre chaque travailleur. Les entreprises qui ne savent pas respecter ses règles doivent fermer, à l’exception des entreprises jugées essentielles au fonctionnement du pays. Ces dernières sont autorisées à rester ouvertes même si elles ne parviennent pas à respecter les deux règles (voir le carnet de crise #7 à ce propos).

L’intervention dans l’urgence du gouvernement a véhiculé deux idées erronées. Premièrement, les employeurs pourraient se limiter, face au Covid-19, à respecter ces deux règles (télétravail et distanciation) pour satisfaire à leurs obligations de protection de la santé des travailleurs. Deuxièmement, quand ils ne peuvent pas respecter ces deux règles, les employeurs des entreprises essentielles seraient dégagés de toute obligation en matière de protection de la santé au travail.

Ces deux idées sont fausses. Les mesures temporaires de santé publique adoptées par le gouvernement ne suspendent pas l’application des règles structurelles de protection de la santé au travail contenues dans la législation sur le bien-être au travail[2]. Ces règles doivent être respectées dans toutes les entreprises, en ce compris les entreprises essentielles.

Il est dès lors important de corriger rapidement le message et de communiquer de façon très large sur les obligations des employeurs et les droits réciproques des travailleurs en période de Covid-19. On s’oriente actuellement vers un déconfinement graduel. De nombreuses entreprises vont reprendre leurs activités. Il faut s’assurer que cela ne se fasse pas au prix de la santé des travailleurs.

Dans ce carnet de crise, nous présentons, de manière synthétique, les exigences du droit de la santé au travail dans le contexte particulier de la crise sanitaire[3]. Nous verrons que le Covid-19 est un « risque professionnel » particulier qui implique l’application des règles générales de protection de la santé au travail mais également l’enclenchement de dispositions tout à fait spécifiques et largement méconnues (A). Nous expliquerons ensuite que la pandémie de Covid-19 oblige chaque employeur à procéder à une révision complète de la politique de prévention au sein son entreprise (B). Les employeurs sont responsables de la mise en œuvre de cette politique mais ce sont les travailleurs qui en sont les principaux concernés. La législation sur le bien-être au travail met en place deux garde-fous afin que les travailleurs puissent veiller à ce que les employeurs protègent leur santé au travail de manière effective et efficace. Premièrement, le collectif des travailleurs doit être étroitement associé à l’élaboration de la politique de prévention (C). Deuxièmement, les travailleurs se voient reconnaître un droit individuel de retrait, s’ils sont confrontés, dans l’exercice de leur travail, à un danger grave et immédiat pour leur santé (D.).

  1. Le Covid-19 est un « agent biologique » du groupe de danger 4 et un « danger grave et immédiat » au sens du droit de la santé au travail

Compte tenu des modes de contamination établis en l’état des connaissances médicales actuelles (contacts directs générés par la proximité des personnes ou indirects via les surfaces, outils, équipements du travail), on doit constater qu’en se rendant sur les lieux de travail où sont présents d’autres personnes (collègues, clients, fournisseurs, sous-traitants, etc.), le travailleur s’expose à un danger (contracter le virus). Ce danger est susceptible d’entrainer un dommage, dont le plus évident est celui de développer une forme sévère de la maladie. En période de confinement de la population, l’exposition au virus est intrinsèquement professionnelle : l’obligation de travailler entraine celle de fréquenter les lieux du travail, qui génère le risque. Ce risque entre donc pleinement dans le champ du droit de la santé au travail.

Ce risque professionnel est en outre, dans la législation sur le bien-être au travail, un spécifique : il s’agit d’un « risque lié à un agent biologique » au sens de la législation. Le virus SARS-CoV-2 est en effet un « agent biologique ». Il relève du groupe de danger le plus élevé, le « groupe 4 », dès lors qu’il n’existe pas de traitement spécifique de la maladie, ni de vaccin contre le virus.

Le droit de la santé au travail impose des obligations spécifiques en cas d’exposition à un agent biologique, dont des mesures d’hygiènes particulières et une extension de la surveillance médicale des travailleurs. Ces mesures minimales doivent être complétées par d’autres, adaptées aux activités de l’entreprise et aux milieux de travail. Dans tous les cas, la distanciation entre personnes devra être complétée par une désinfection régulière des locaux, outils et équipement de travail. Enfin, il faudra être attentif à l’évolution des connaissances sur les modes de propagation du virus. Si une voie de contagion aérienne se confirme, la filtration des locaux confinés devra être envisagée.

Par ailleurs, les contacts, directs et indirects, qu’impliquent le travail constituent un « danger grave et immédiat » au sens de la législation sur le bien-être au travail. La notion de « danger grave et immédiat » n’est pas définie légalement. Il nous paraît cependant peu discutable que la propagation du virus responsable du Covid-19 est un « danger grave et immédiat ». Le danger consiste en la possibilité de contamination issues des contacts interpersonnels. Il est « grave », puisque susceptible de causer une maladie sévère (mortelle) et « immédiat », puisqu’apparu brutalement et présent du simple fait de ces contacts.

L’existence d’un « danger grave et immédiat » entraine l’application de dispositions spécifiques en droit de la santé au travail. Celles-ci sont contenues aux I.2-24 à I.2-26 du Code du bien-être au travail. Ces articles imposent à l’employeur de prendre des mesures « de protection » adaptées au danger. Concrètement, les mesures doivent éliminer ce danger, et donc les possibilités de contamination. Le télétravail remplit cet objectif. En revanche, la distanciation entre travailleurs n’est pas nécessairement suffisante pour éliminer le danger de la contamination sur les lieux du travail. L’employeur doit mettre en place des dispositifs complémentaires adaptés à l’activité déployée, à son organisation et aux spécificités des milieux de travail concernés. Il peut s’agir d’organiser la désinfection régulière des surfaces et des équipements de travail, en tenant compte de la rotation des travailleurs au même poste. Ce ne sont donc pas des mesures à caractère général qui s’imposent : il faut du « sur-mesure », visant l’élimination effective du danger. Dans les grands magasins, on vise par exemple la mise en place de panneaux en plexiglass pour protéger caissières ou encore à une modification de l’organisation du travail permettant au personnel de réassortir les rayons à un moment où ne s’y trouvent pas de clients.

Si le danger grave et immédiat ne peut être évité – donc concrètement si l’employeur ne peut pas mettre en place des mesures de protection qui évitent efficacement l’exposition au virus -, il doit prendre des mesures et donner des instructions aux travailleurs « pour leur permettre (…) d’arrêter leur activité ou de se mettre en sécurité en quittant immédiatement le lieu de travail »[4]. Il doit donc organiser le retrait. Cette obligation vient, en réalité, compléter un dispositif fondamental, mais très méconnu : le droit du travailleur de se retirer d’initiative du travail, consacré à l’article I.2-26 du Code. Nous y reviendrons au point 4.

  1. Obligation des employeurs : une révision complète de la politique de prévention au sein de l’entreprise

Indépendamment de la pandémie, le droit de la santé au travail impose à tous les employeurs de développer une politique de prévention au sein de leur entreprise.

Deux principes doivent être respectés dans le cadre de l’élaboration de la politique de prévention au niveau de l’entreprise. Premièrement, les risques professionnels évitables doivent être éliminés. En vertu de la réglementation, les enjeux économiques ne peuvent pas justifier de s’écarter de la prévention primaire (éviter les risques) pour privilégier les niveaux de prévention moins performants (limiter les risques ou les dommages, ou pire, simplement indemniser le travailleur en contrepartie des risques qu’il encourt). Deuxièmement, les mesures de prévention doivent privilégier des solutions collectives (organisation et agencement du travail) qui ne dépendent pas de comportements individuels (port d’un masque ou hygiène des mains par exemple).

Avant la crise sanitaire, chaque employeur devait disposer, dans son entreprise, d’une politique de prévention répondant à ces exigences légales. Le virus entraine l’émergence de nouveaux risques, dont, évidemment, celui d’être contaminé au travail (et l’angoisse de l’être ou de contaminer ses proches). Mais les mesures mises en œuvre pour éviter le risque de contamination modifient les conditions de travail, et génèrent à leur tour de nouveaux risques pour la santé. Ainsi, les études scientifiques montrent que le télétravail est associé à des risques spécifiques pour la santé : inadaptation du poste de travail à la maison, isolement, autonomie imposée, surveillance électronique, stress liés à l’hyperconnexion, etc. Les mesures de distanciation ou de désinfection peuvent également créer de nouveaux risques. Ce serait notamment le cas si, pour respecter les règles de distanciation, un travailleur voyait sa charge de manutention individuelle augmenter, parce que celle-ci était auparavant assumée par plusieurs travailleurs travaillant de façon très proche. Enfin, les conditions de travail perturbées (manque de personnel, augmentation des commandes, développement improvisé de nouvelles activités, etc.) entrainent de nouvelles situations à risques.

Il y a donc un changement de circonstances qui impose une révision des instruments de prévention : actualisation des analyses de risques (incluant la réalisation d’une analyse centrée sur le risque biologique et la révision de celles relatives aux risques psychosociaux), détermination de nouvelles mesures de prévention « sur-mesure », examen des interactions (impact des nouvelles mesures sur les risques), révision des listes des personnes soumises à la surveillance de la santé au travail (médecine du travail), adaptation des plans de prévention, etc.

Pour nombre d’entreprises et institutions, la politique de prévention est, sinon inexistante, du moins très peu élaborée. La pandémie de Covid-19, et les risques majeurs qu’elle génère pour la santé des travailleurs, doit conduire à une prise de conscience de l’importance de la prévention et de la protection de la santé au travail.  Elle impose aux employeurs défaillants de sortir de cette situation infractionnelle. L’enjeu est évident : s’assurer que le maintien ou la reprise des activités professionnelles ne se fasse pas au prix de la santé des travailleurs.

  1. Protection collective : l’actualisation de la politique de prévention doit impliquer étroitement les travailleurs

Les nouvelles mesures de prévention doivent être arrêtées au terme d’un processus participatif, c’est-à-dire en associant étroitement le collectif des travailleurs. Cette participation est assurée par le biais du Comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT) et les instances de concertation équivalentes du secteur public. Seules les entreprises de plus de 50 travailleurs ayant mené à terme le processus des élections sociales en 2016 disposent d’un CPPT. A défaut, la délégation syndicale prend le relais. Si elle n’existe pas, l’employeur doit organiser une participation directe des travailleurs. Cette participation doit être opérée en amont de la mise en place des mesures de prévention. Le droit de la santé au travail impose ainsi des consultations et avis préalables.

La participation des travailleurs est essentielle pour arrêter et mettre en œuvre une politique de prévention de qualité, effective et démocratique.

Premièrement, associer les travailleurs permet d’améliorer la qualité de la politique de prévention. Les travailleurs détiennent une expertise pratique de leur travail et des dangers qui y sont liés. La prise en compte de leur expérience et de leurs connaissances permet d’augmenter la qualité des mesures de prévention.

Deuxièmement, la participation des travailleurs doit permettre d’augmenter l’effectivité de la politique de prévention. D’une part, à travers leur participation, les travailleurs peuvent contrôler, en première ligne, que l’employeur respecte la réglementation. Cet aspect est d’autant plus important dans un contexte de désinvestissement chronique dans les services d’inspection sociale, qui vient limiter les possibilités de contrôle institutionnel. D’autre part, la participation des travailleurs permet d’augmenter leur adhésion aux mesures de prévention. Les mesures discutées et élaborées en commun, en partant des réalités de terrain, seront plus facilement acceptées et suivies par les travailleurs, que celles venant d’ « en-haut », et détachées des contraintes concrètes du travail.

Enfin, la participation des travailleurs est un enjeu de démocratie au travail. La protection de la santé des travailleurs peut entrer en conflit avec les intérêts propres de l’employeur et les buts finaux qu’il assigne à la production de biens et services, et ce que ce soit dans le secteur privé marchand (où domine la recherche du profit) ou dans les secteurs non marchands (où les activités sont organisées dans le but de la continuité du service à la collectivité). L’implication des travailleurs, sans lesquels – rappelons-le – il n’y aurait pas tout simplement pas de production de biens et services, doit leur permettre d’influer sur des choix qui touchent directement à leur santé et d’orienter la politique de prévention vers sa finalité légale, soit la prévention des atteintes à la santé suscitées par le travail subordonné.

L’urgence de la crise sanitaire ne peut en aucun cas servir de prétexte pour mettre les travailleurs de côté. Dans la majorité des petites entreprises, la participation directe des travailleurs à l’élaboration de la politique de prévention est malheureusement un dispositif purement virtuel. Une intervention systématique des commissions paritaires serait de nature à améliorer la situation en adoptant des instruments contraignants et en les complétant avec des guides pratiques.

  1. Protection individuelle : un droit individuel de retrait à activer en cas de « danger grave et immédiat »

Ces dernières semaines, on a beaucoup parlé du droit individuel de retrait invoqué par un grand nombre de travailleurs en France pour se prémunir d’un risque de contamination au travail. Ce droit de retrait est prévu par l’article L. 4131-1 du Code du travail français. A travers le droit de retrait, la protection collective de la santé des travailleurs est prolongée par une protection individuelle : le travailleur devient lui-même acteur de sa propre sécurité et peut refuser de venir travailler s’il fait face à un danger grave et immédiat.

En Belgique, le droit de retrait fait également partie des dispositifs spécifiques de protection de la santé au travail en cas de « danger grave et immédiat ». Ce droit est consacré dans une disposition très méconnue, l’article I.2-26 du Code du bien-être au travail.  Cet article prévoit qu’« un travailleur qui, en cas de danger grave et immédiat et qui ne peut être évité, s’éloigne de son poste de travail ou d’une zone dangereuse ne peut en subir aucun préjudice et doit être protégé contre toutes conséquences dommageables et injustifiées ». Si le droit de retrait n’a, à ce jour, et à notre connaissance, jamais été invoqué par un travailleur en Belgique, il est bien consacré dans la législation belge.

Dans le carnet de crise qui sera publié demain, nous préciserons les contours du droit de retrait et en expliquerons les modalités et conditions d’exercice. Mais il est d’ores et déjà important de souligner que l’ensemble des travailleurs sont titulaires de ce droit, et ce même s’ils exercent leur activité dans une entreprise essentielle. Le droit de retrait constitue un outil de pression important afin de s’assurer que les employeurs respectent leurs obligations de protection de la santé au travail en période de COVID-19.

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A l’heure où un déconfinement et une reprise progressive des activités économiques est envisagée, communiquer largement sur les règles du droit de la protection de la santé au travail, et faire de leur effectivité une priorité, doit être au cœur de l’action du gouvernement et des partenaires sociaux durant les prochaines semaines et les prochains mois.

Cet enjeu est d’autant plus crucial dans un contexte où le gouvernement a annoncé vouloir flexibiliser le recours à des travailleurs temporaires (travailleurs intérimaires, jobistes étudiants, saisonniers agricoles, etc.) pour assurer le fonctionnement des entreprises essentielles (à propos de la situation des travailleurs précaires, voir aussi le carnet de crise #17). En effet, les études scientifiques montrent que les travailleurs temporaires sont exposés à des risques accrus pour la santé. Les facteurs explicatifs suivants sont avancés : un manque d’expérience des conditions concrètes de l’activité et une vulnérabilité plus grande de ces travailleurs face aux pressions des employeurs. La connaissance de leurs droits est par ailleurs souvent réduite et l’exercice de ceux-ci encore plus problématique[5].

Élise Dermine, Professeure de droit du travail à l’ULB

Sophie Remouchamps, Avocate et Maître de conférences à l’ULB

Laurent Vogel, Chercheur senior en santé au travail à l’Institut syndical européen et Chargé de cours à l’ULB

[1] Arrêté ministériel du 23 mars 2020 portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19, Moniteur belge, 23 mars 2020.

[2] Loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail et le Code du bien-être au travail.

[3] Un article est en préparation, justifiant et détaillant les explications reprises ci-après. Il sera disponible prochainement sur le site www.terralaboris.be, dont l’accès est libre et gratuit.

[4] Art. I.2-24, al. 2, CBE.

[5] Organisation internationale du travail, L’emploi atypique dans le monde. Identifier les défis, ouvrir des perspectives, Genève, 2016, p. 18.

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