Affaires courantes, affaires trébuchantes

Par Anne-Emmanuelle Bourgaux, constitutionnaliste. Dans un contexte fédéral incertain, les décollages à la chaîne de personnalités politiques belges vers le Conseil européen, le Conseil de l’Europe et la Commission européenne donnent une impression de « panique à bord ». En date du 24 août dernier, le gouvernement fédéral minoritaire et en affaires courantes a décidé de proposer un de ses membres comme candidat belge à la Commission européenne. Dans son communiqué du 24 août, le Premier ministre justifie ce choix « au motif de son impérieuse nécessité pour les intérêts de l’Etat et de l’urgence de la matière ». On savait le gouvernement fédéral moribond. On le découvre mort-vivant. Au moins quatre bonnes raisons plaident pour une décision de la Chambre au terme d’un débat public, pluraliste et transparent.

Respecter la démocratie (parlementaire)

Depuis l’acceptation officieuse de la démission du gouvernement par le Roi le 21 décembre 2018, celui-ci est en affaires courantes. Cela le confine à la gestion quotidienne, aux affaires urgentes et à l’aboutissement de procédures décidées en période non suspecte. Il s’agit d’un principe capital pour protéger la démocratie parlementaire. Face à un gouvernement démissionnaire, la Chambre est privée de son arme de contrôle politique : un gouvernement démissionnaire ne peut pas tomber plus bas. En outre, ce gouvernement est (fortement) minoritaire : il ne représente que 38 sièges sur 150 à la Chambre. Limiter ses pouvoirs est donc central pour garantir une légitimité démocratique aux décisions étatiques. La décision de proposer un candidat à la Commission est-elle une décision urgente ? On peut en douter. Le calendrier européen est connu et n’empêchait pas d’impliquer la Chambre en amont.

Démocratiser le débat européen

Forte de son europhilie, la Belgique se permet beaucoup (plus) sur le plan européen. Nos ministres en affaires courantes sont, sinon paralysés, du moins ankylosés sur la scène interne, mais fringants sur la scène européenne. Plusieurs traités, et non des moindres, ont même été négociés et/ou signés en affaires courantes : le traité de Maastricht de 1992 par le Gouvernement Martens IX, le traité de Lisbonne de 2007 par le Gouvernement Verhofstadt II et le Traité sur la stabilité de 2012 par le Gouvernement Leterme II. Face au poids de ces précédents historiques, la candidature d’un commissaire pourrait apparaître bien légère. C’est oublier pourtant que le Parlement a été impliqué dans l’assentiment parlementaire de ces traités. En se passant de débat parlementaire sur la candidature belge, le gouvernement fédéral a manqué la riche occasion de ramener le débat européen au sein des hémicycles nationaux. Et de remédier à ce « deux poids, deux mesures » difficilement compréhensible pour nos concitoyen.ne.s. En interne, budget fédéral, (re)financement de tel ou tel secteur, plan climatique doivent attendre. Mais la désignation aux plus hautes charges européennes, elle, n’attend pas.

Renforcer l’éthique en politique

Dans son communiqué, le Premier ministre invoque « des contacts informels auprès des formations politiques démocratiques représentées à la Chambre des représentants par un groupe politique reconnu ». Cette désignation sous le soleil d’août mais à l’ombre de la rue de la Loi relève d’une culture politique « à l’ancienne » et de « l’entre soi » que l’on espérait révolue depuis l’affaire Publifin. En outre, le gouvernement fédéral a désigné un de ses propres membres. Cette auto-désignation représente un avantage, notamment financier, non négligeable pour le candidat désigné. Il y a donc une situation très délicate en termes éthiques : quelles précautions ont été prises pour éviter le conflit d’intérêts ? Depuis la fin du siècle dernier, la multiplication de pratiques telles que le cumul président de parti/ministre témoigne d’une inattention à certains standards éthiques antérieurement respectés, singulièrement du côté francophone. Un débat parlementaire large, ouvert et transparent permet de renforcer les garanties de transparence et d’éthique.

Quel avenir pour la Belgique ?

Un Premier ministre aguerri aux turbulences de la politique intérieure belge se transforme en pilote européen très recherché sur la scène internationale. Ce n’est pas nouveau. Mais au lendemain du scrutin de 2019, les horizons belges s’embrument. Aux difficultés de former une coalition fédérale s’ajoute les incertitudes sur notre avenir institutionnel commun et les inquiétudes sur l’avenir de notre démocratie. Dans ce contexte, les décollages à la chaîne, réussis ou avortés, vers le Conseil européen, le Conseil de l’Europe et la Commission européenne donnent une impression de « panique à bord ». En outre, notre pays compte plus de 11 millions de Belges. Et seulement 2 d’entre eux ont été désignés informateurs par le Roi depuis le 30 mai. L’« impérieuse nécessité pour les intérêts de l’Etat » commande-t-il d’envoyer justement un de ces deux informateurs dans d’autres cieux ? Seul un débat parlementaire ouvert, transparent et pluraliste permet d’apporter une réponse juridiquement satisfaisante et démocratiquement légitime à cette question.

Publié dans le journal Le Soir, le

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