L’argument de l’idéologie

par Vincent de Coorebyter**

 

En France comme en Belgique, avec le durcissement des oppositions politiques, on assiste au grand retour de l’argument de l’idéologie. Pour dénoncer une mesure que l’on estime absurde ou scandaleuse, on ne se contente pas d’en souligner les effets pervers : il n’est pas rare qu’on la traite d’idéologique.

L’argument attire parce qu’il permet de faire d’une pierre deux coups : il disqualifie la position de l’adversaire (qui, de nos jours, revendique encore fièrement un positionnement idéologique ?), tout en suggérant qu’on en a compris le secret, la clé, l’origine. Un positionnement idéologique est supposé n’avoir d’autre fondement que lui-même, reposer sur un entêtement : renvoyer l’adversaire à son idéologie, c’est postuler qu’il n’agit que par idéologie, que sa position n’a aucun ancrage dans la réalité.

Mais, pour autant, que signifie ce terme si souvent employé ? Quel sens lui donne-t-on, dans des joutes verbales où personne ne prend la peine d’une leçon de sémantique ? Que révèle le fait d’y recourir, et quels risques court-on à user d’un tel argument ?

On peut avancer, d’abord, que l’idéologie désigne toujours les idées des autres, de la même manière que la pornographie est l’érotisme des autres. Il y a ici une rupture d’égalité : en même temps que je lance un reproche d’idéologie, je laisse entendre que ma propre position n’est pas idéologique, que mes thèses ne sont pas de même nature que celles de mon vis-à-vis — que j’ai des idées là où il n’a qu’une idéologie.

Deuxième signification : quand je dénonce une idéologie, je vise un discours sans auteur, des propos répétés en boucle, des lieux communs que je tiens pour caractéristiques d’un groupe social qui communie autour de ces convictions. Quand je dénonce la posture idéologique de mon contradicteur, je lui signifie qu’il ne pense pas par lui-même, que c’est un groupe qui parle à travers lui, que j’ai repéré en lui un exemplaire type du patron, du syndicaliste, du socialiste, du libéral, de l’écolo… L’idéologie, ici encore, est supposée n’être pas une idée, qui a un auteur et une originalité. D’où une deuxième rupture d’égalité : en usant de ce reproche je m’attribue, par contraste, une attitude rationnelle, libre-exaministe, une pensée autonome qui tranche avec la logique collective des idéologues.

Ainsi, en qualifiant un discours d’idéologique, j’affirme implicitement que je ne pourrai jamais m’y rallier et qu’il est le fait d’un groupe dans lequel je ne me reconnais pas. Mais avec le risque, dès lors, de me retrouver dans la position même que je critique. Car c’est collectivement que les patrons fustigent l’idéologie des syndicats et vice-versa, ou que la gauche dénonce les vieilles lunes de la droite, qui la tient pour au moins aussi ringarde. L’argument de l’idéologie n’est crédible que dans la bouche de personnes non alignées, mais il ne serait pas si fréquent s’il était l’apanage d’esprits originaux.

L’accusation d’idéologie enveloppe également une signification temporelle : l’idéologie n’est jamais une idée à la mode, une nouvelle tendance, une valeur montante. Les idées neuves et qui ont le vent en poupe ne sont pas qualifiées d’idéologiques, et ne sont pas écartées d’un revers de main : elles inquiètent, elles impressionnent par leur dynamisme, elles surprennent par leur nouveauté, de sorte qu’on les prend au sérieux, que l’on prend la peine de leur répondre point par point. L’accusation d’idéologie vise, au contraire, un discours déjà connu, qui a eu son heure de gloire, qui est désormais installé, et dont on laisse entendre qu’on le connaît par cœur, qu’il s’est ossifié, répété, sclérosé : l’idéologie est toujours supposée « dépassée », « datant du siècle dernier ». On reconnaît volontiers qu’elle a eu sa raison d’être, qu’elle a constitué un apport, mais c’est pour mieux signifier qu’elle est à présent passéiste, décalée par rapport aux réalités. D’où, pour le critique, un nouvel effet de supériorité : il revendique pour lui le réalisme, la prise en compte des faits plutôt que des idées, c’est-à-dire l’ancrage dans le présent, qui renvoie l’idéologie à son passé. Ce qui nous ramène à la toute première caractérisation de l’idéologie : on vise avant tout, à travers elle, une obstination, un déni du réel, un discours qui n’a d’autre fondement que lui-même, que son processus d’engendrement collectif, phénomène de mimétisme au sein d’un groupe d’appartenance.

C’est ici, bien évidemment, que l’accusation d’idéologie est la plus fragile. Car si vraiment les discours n’avaient d’autre raison d’être que d’avoir été, on comprendrait mal pourquoi ils se répètent aussi obstinément, et pourquoi ceux qui les reprennent à leur compte y mettent tant de conviction, de flamme, d’engagement. Pourquoi tant d’énergie et de passion, s’il n’y avait là que redite et imitation ?

Qu’on le veuille ou non, il est difficile de réfléchir aux phénomènes idéologiques sans revenir à Marx, qui attribuait le succès des idéologies aux rapports sociaux et aux intérêts catégoriels dont elles se font l’interprète. Si une idéologie tend à se perpétuer, si elle refuse de se plier à la réalité, si elle résiste aux arguments de ses adversaires, si elle cristallise et se répand au sein de groupes bien définis, si elle symbolise l’altérité de telle catégorie sociale au regard de telle autre, c’est parce qu’elle continue à s’adosser à des réalités fortes, à des intérêts menacés par d’autres intérêts, à des groupes d’appartenance qui ne veulent pas se laisser dissoudre.

On comprend mieux, à cette aune, pourquoi l’argument de l’idéologie n’atteint jamais son but, ne désarme pas l’adversaire. Non seulement celui qui en use risque, le plus souvent, d’être le porte-parole manifeste de son propre groupe, d’être qualifié d’idéologue à son tour, mais, en outre, le recours à cet argument risque toujours de choquer. Car interdire à un adversaire d’adopter une position idéologique, c’est lui interdire de défendre des convictions qui traduisent sa position sociale et ses intérêts spécifiques, sa situation en un mot. D’où la violence ressentie par la victime de ce procès, qui sent bien, si l’accusation persiste, qu’elle ne vise pas un mode de raisonnement, mais le droit à être soi-même. Paradoxalement, vouloir convaincre un adversaire d’idéologie, c’est faire un déni de réalité : c’est nier la situation dans laquelle cet adversaire se trouve et les raisons objectives qu’il a de se défendre.

 

** Billet précédemment paru dans le journal Le soir

 

 

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